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LA PÊCHEUSE D’AMES.

— Racontez-la-moi. Que savez-vous de ses pérégrinations nocturnes ?

— Plus tard. Donnez-moi d’abord la preuve que vous ne m’avez pas régalé de quelque fantaisie.

— Volontiers, aujourd’hui même, dès que vous voudrez bien pour une heure vous confier à ma conduite.

— À quel moment ?

— Cette nuit ; mais je ne peux pas encore fixer l’heure bien exactement.

— Je serai à la maison dès qu’il fera nuit, dit Soltyk pour clore l’entretien, et je vous attendrai. »

Le jésuite s’inclina en signe d’assentiment et disparut.

Il était dix heures du soir quand le P. Glinski et le comte sortirent du château. Tous les deux s’étaient habillés en paysans petits-russiens ; et, dans ces deux hommes vêtus de gros drap velu et de longues pelisses en peau de mouton, personne n’aurait soupçonné le plus riche magnat de la ville, le favori des femmes, et un membre de la fine et intelligente Société de Jésus. Glinski conduisit le comte, en faisant des détours, par des ruelles étroites et solitaires, dans la rue où se trouvait la maison du marchand Sergitsch. Il y avait en face de cette maison un petit débit d’eau-de-vie. Les deux hommes y entrèrent et s’assirent sur un banc de bois vermoulu, dans un nuage de fumée de tabac, au milieu de cochers et d’ouvriers à moitié ivres. Ils restèrent là jusqu’au moment où un petit juif maigre, vêtu d’un caftan noir, entra et fit un signe au jésuite. Celui-ci se leva aussitôt et sortit avec Soltyk. Ils se postèrent alors sur le trottoir, tout contre le mur de la maison, debout dans l’ombre et l’œil fixé sur la porte du marchand devant laquelle brûlait une lampe.

Une dame ne tarda pas à arriver. Elle marchait d’un pas rapide. Une longue pelisse dissimulait sa haute taille élancée et un voile épais couvrait son visage. Pourtant le comte ne douta pas un seul moment que ce fût Dragomira. Elle seule avait ce port de tête fier et triomphant ; elle seule avait cette démarche exquise, à la fois majestueuse et élastique. Quand elle eut disparu dans la maison du marchand, le P. Glinski se tourna vers Soltyk en l’interrogeant du regard.

« C’est elle, sans aucun doute, murmura le comte, mais cela ne me suffit pas ; je veux en être absolument sûr. Venez. »

Les deux hommes traversèrent la rue et s’arrêtèrent juste