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LA PÊCHEUSE D’AMES.

« Avez-vous compris ? lui murmura-t-elle en souriant, on vous avertit de vous défier de moi ; prenez bien garde à votre tête.

— L’avertissement vient trop tard.

— Vous dites cela d’un air bien tragique.

— C’est que j’éprouve aussi quelque chose de bien étrange. Je suis comme si un corsaire turc m’avait enchaîné sur sa galère. Je sens que je me perds auprès de vous, et pourtant je ne puis m’affranchir de vous. »

Le jésuite commençait à s’occuper du second tableau. Dragomira se retira dans un coin, où se trouvait un vieux fauteuil, et Soltyk la suivit.

« Vous me faites des reproches, dit-elle ; en avez-vous bien le droit ?

— Certainement ; vous m’appelez votre frère en douleur ; j’ose espérer qu’il existe entre nous un lien mystérieux qui nous sépare des autres hommes, et il me faut découvrir que vous avez pour un jeune officier insignifiant un sourire incomparablement plus aimable et des regards beaucoup plus ardents que pour moi.

— Ah ! vous êtes jaloux ?

— Oui certainement, je le suis.

— C’est tout à fait charmant ; cela m’amuse beaucoup. »

La sonnette annonça le deuxième tableau. C’étaient les Quatre Saisons. Anitta représentait le Printemps, Henryka l’Été, Kathinka l’Automne et Livia l’Hiver.

Le P. Glinski appela Soltyk pour le troisième tableau.

« Laissez-moi en repos, dit tout bas le comte.

— Oh ! pas pour le moment, répondit le jésuite de la même façon ; ne voyez-vous donc pas que votre conduite est faite pour surprendre et blesser ? »

Soltyk le suivit à contre-cœur.

« Vous avez peut-être en tête quelque nouvelle allégorie ? demanda-t-il ironiquement.

— Alors vous m’avez compris, répondit le P. Glinski ; vous avez besoin d’un ange gardien, et c’est moi qui suis le vôtre. Je ne sais pas encore ce que projette cette jeune fille ; mais je soupçonne, je pressens qu’un danger vous menace de sa part.

— Un danger ? Et pourquoi pas ? dit Soltyk d’un ton de souverain orgueil ; mais ce qui m’attire, c’est ce danger, et par conséquent aussi cette tigresse. »

Le troisième tableau représentait une scène du poème de Grazyna, d’Adam Mickiewicz. Livia, en Grazyna, vêtue d’une