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LA PÊCHEUSE D’AMES.

« Toilette symbolique, dit-il avec un amer sourire. Glace et neige !

— Et larmes, ajouta-t-elle, en faisant glisser entre ses doigts les perles qui entouraient son beau bras.

— Puis-je vous demander la faveur d’un tour ?

— Je vous remercie, je ne danse pas.

— Pas même une française ?

— Une seulement… en costume. Je ne pouvais pas m’en dispenser ; mais pour celle-là, je suis engagée d’avance.

— Alors vous êtes dans la surprise qui nous attend.

— Oui.

— Je n’en suis que plus curieux.

— De pareilles choses ont donc encore quelque intérêt pour vous ?

— Pourquoi pas ? repartit le comte, j’aime la magnificence, l’éclat, la lumière, la couleur, tout ce qui nous offre un éclat inaccoutumé, et nous fait oublier, pendant quelques instants, la monotone et terne réalité qui menace de nous étouffer.

— Je comprends, nous vous servons d’opium.

— Pourquoi pas ? Un beau rêve n’est pas à dédaigner. La vie aussi n’est qu’un rêve, mais il est laid.

— Vous trouvez ? Dragomira lui lança un regard pénétrant.

— Oui.

— Et est-ce là une pensée sérieuse de votre part, ou une de vos sauvages et capricieuses idées de sultan ?

— C’est tout à fait sérieux, trop tristement sérieux.

— Alors donnez-moi votre main, mon frère en douleur. »

Soltyk saisit rapidement la main que lui tendait le beau sphinx et une légère pression fit passer de l’un à l’autre comme une décharge électrique.

Quand la valse fut terminée, Oginski traversa la salle, et, par un léger signe à la manière des francs-maçons, appela dans la garde-robe tous ceux qui participaient à la mise en scène de son idée. Il y eut une petite pause, puis on vit entrer douze couples en costume national polonais, qui se mirent à danser une mazurka. Les couleurs différaient par deux couples ; aussi les mouvements rapides des figures, les allées et venues des Kontuschi et des Konfédératki rouges, bleus, verts, jaunes, blancs et lilas qui s’entrecroisaient et se mêlaient, produisaient un charmant tableau et faisaient prendre patience aux spectateurs ravis, pendant le temps dont les absents avaient besoin pour se costumer. Il y eut une nouvelle pause. Puis, les