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LA PÊCHEUSE D’AMES.

Le jour de la fête arriva. Anitta n’était pas du tout dans la disposition d’esprit d’une jeune fille heureuse de vivre, qui s’apprête à consacrer une nuit au plaisir. Elle n’en était pas moins occupée, avec l’aide de sa femme de chambre, à mettre la dernière main à sa toilette, quand sa mère entra et l’inspecta avec calme et par mesure de prudence, comme on examine une arme une dernière fois avant le duel ou la bataille.

« Tu es bien, mon enfant, dit-elle enfin, mais il faut mettre un peu de rouge ; tu es pâle. »

Anitta haussa dédaigneusement les épaules.

« Qu’as-tu ? Il te manque quelque chose ?

— Tu le vois pour la première fois ?

— Ah ! toujours la même fantaisie, murmura Mme Oginska, il te manque Jadewski ? Nous ne pouvions pourtant pas l’inviter. Et c’est bien ce qu’il y a de mieux : tu n’en seras que plus à ton aise pour t’occuper du comte. Ne vois-tu pas que Dragomira veut te l’enlever ? Ne le permets pas. »

Anitta eut un sourire ironique.

« Je lui cède Soltyk de tout mon cœur.

— Folle ! »

Les premières voitures arrivaient. Oginski était déjà en haut de l’escalier et introduisait en gémissant ses vastes mains dans des gants blancs trop justes. Les dames entraient. Le premier qui apparut fut le comte Soltyk.

« Quelle ponctualité, cher comte ? dit Mme Oginska de sa voix la plus douce, avec son plus gracieux sourire.

— Quand on vient là où on est heureux de venir, on ne perd pas une minute.

— Je suis heureuse de voir que vous vous plaisez chez nous. »

Anitta ne disait pas un mot. Elle se tenait près de sa mère, immobile comme une morte ; ses yeux sombres regardaient dans le vide, fixes comme des yeux sans vie.

Il s’écoula un assez long temps avant que la société fût complète. Pendant la polonaise que Soltyk conduisit avec la maîtresse de la maison, il arriva encore quelques invités en retard. Dragomira s’arrêta en outre dans la garde robe, où Henryka l’attendait. Elle entra dans la grande salle après la fin de la première valse. Elle était tout en blanc : robe de soie blanche garnie de dentelles blanches, et parure de grosses perles. À peine Soltyk l’eut-il aperçue qu’il reconduisit la danseuse à sa place et se dirigea vers Dragomira.