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LA PÊCHEUSE D’AMES.

Le comte restait debout devant elle, dans toute l’ardente extase de la passion.

« Vous m’avez attendu ? dit-il enfin.

— Oui.

— Vous savez que j’ai quelque chose à vous dire ?

— Oui.

— Et vous êtes disposée à m’entendre ?

— Oui.

— Je vous remercie. Vous me rendez le courage qui commençait à me manquer.

— Il faut donc du courage pour causer avec une jeune fille ?

— Avec vous, oui, Dragomira.

— Dragomira ? moi ? vous vous trompez.

— Comment ! me tromper ? interrompit le comte Soltyk ; qui pourrait jamais vous avoir vue et ne pas vous reconnaître entre mille ? Qui pourrait avoir vu le regard de vos yeux et l’oublier ? Qui pourrait ne pas le découvrir, même sous le masque ? Oui, c’est vous, Dragomira, vous, avec toute votre puissance, votre froideur, votre cruauté !

— Moi, cruelle ? parce que je ne vous crois pas ? Je ne suis pas cruelle ; je suis un peu prudente, voilà tout.

— Qu’avez-vous contre moi ?

— Rien.

— En ce moment, vous ne dites pas la vérité.

— Si ; je ne puis pas dire que quoi que soit me déplaise en vous.

— Oui, mais vous vous défiez de moi ? »

Un léger sourire fut la réponse de Dragomira.

« Et pourquoi vous défiez-vous de moi ?

— Ah ! l’innocent ! Avez-vous oublié ce que vous avez fait ? La liste des péchés de Don Juan à côté de la vôtre est la confession d’un écolier. »

Soltyk sourit.

« Je connais ma réputation, dit-il, mais je vous donne ma parole d’honneur que la renommée a bien exagéré.

— Bien ; mais en ôtant ce qu’il y a de trop, dit Dragomira, je crois qu’il en reste encore assez pour rendre votre canonisation invraisemblable.

— Je ne suis pas un saint ; je n’ai jamais prétendu à cette gloire.

— Mais faut-il être le contraire ?

— Que suis-je donc ?