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XXII

LE REGARD DU TIGRE

Il est un désert sans bornes, désolé, nu, sans source, sans rose ; seule, la Pyramide s’y dresse comme un dieu, mais il est solitaire, morne, gris et sans vie.
ANASTASIUS GRÜN.

Le comte Soltyk revenait du théâtre. Anitta avait assisté à l’Opéra avec sa mère, dans la loge qui était en face de lui. Il avait rendu visite à ces dames pendant l’entr’acte et les avait aidées à monter en voiture après la représentation. Puis il avait renvoyé son cocher et marchait à pied au milieu de la foule qui sortait du théâtre et se répandait dans différentes directions. Il était agité, inquiet ; il éprouvait le besoin de se fatiguer et de s’exposer au froid pour se calmer. Quand il fut arrivé près de son palais, il rebroussa chemin et prit une rue de côté par où il descendit dans le quartier sombre et resserré situé le long du fleuve.

Il se trouva bientôt dans un fouillis de maisons étroites où il lui devint impossible de s’orienter, et il erra à tout hasard dans ce dédale de ruelles obscures éclairées seulement par quelques misérables lanternes. Il pressentait qu’il allait lui arriver une aventure ; peut-être la cherchait-il ; en tout cas, cet homme aux muscles et aux nerfs d’acier n’avait pas la moindre peur. Du reste, l’aventure ne se fit pas attendre longtemps.

Le silence de la nuit fut tout à coup interrompu par des jurons étouffés et de grossiers éclats de rire que dominait une sonore et fière voix de femme. Le comte se dirigea rapidement du côté du bruit. À la lueur tremblante d’une lanterne brisée,