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LA PÊCHEUSE D’AMES.

venir à l’endroit qu’il ne pouvait fuir malgré tous ses efforts, c’est-à-dire à la porte du petit palais Oginski.

Il était toujours occupé d’Anitta et rien que d’elle, tout en ne la voulant pas, tout en raillant et maudissant sa faiblesse. Plus d’une fois il jeta à terre le bouquet que le jardinier apportait pour elle et le foula aux pieds. Et c’est justement à cause de cela qu’Anitta recevait tous les jours les fleurs les plus magnifiques avec sa carte ; à cause de cela que tous les jours elle le voyait passer en voiture ou à cheval devant ses fenêtres ; à cause de cela qu’elle le rencontrait toujours sur son chemin. Dès qu’elle mettait le pied dans la rue, il était déjà là devant elle, apparaissant à l’improviste et semblant sortir de terre comme un être surnaturel. Faisait-elle une emplette ? Il restait comme un laquais devant la porte du magasin, pour lui porter ses paquets. Allait-elle sur la promenade ? il était à son côté. Montait-elle en traîneau ? Il galopait à côté d’elle. Au théâtre, il l’attendait au bas de l’escalier, la conduisait à sa loge, lui ôtait son manteau, et se contentait ensuite de la contempler de loin, jusqu’à ce que la représentation fût terminée. Alors, il apparaissait de nouveau pour l’aider à s’envelopper et à monter en voiture. Ces hommages se renouvelaient dans les concerts et les soirées. Ce qui n’empêchait pas le comte de faire chaque après-midi sa visite au palais Oginski.

Tout le monde parlait de son choix, de sa passion et, en général, on enviait à Anitta cette brillante conquête. Elle seule ne se montrait nullement ravie ; au contraire, quand elle était dans la compagnie de Soltyk, elle tenait sa tête baissée, et s’il lui arrivait de lever ses beaux yeux si expressifs, ce n’était certainement pas pour répondre aux regards enflammés du comte. Elle restait toujours polie, cérémonieuse, sérieuse et laconique.

Toutes les représentations de ses parents, tous les discours les plus persuasifs de ses amies échouaient contre cette volonté silencieuse et simple, mais inébranlable. Les jours succédaient aux jours, les semaines aux semaines, et Soltyk n’avait pas avancé d’un pas.

Le jésuite voyait cela avec inquiétude et déplaisir. Il connaissait Anitta depuis le berceau ; il l’avait toujours traitée avec une sorte d’amour paternel ; il croyait être sûr de ses inclinations, et, grâce à son caractère sacré, il se figurait posséder sur elle une autorité, plus haute et plus efficace que ses parents eux-mêmes. Il résolut de faire valoir cette autorité au bon mo-