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LA PÊCHEUSE D’AMES.

ne pas se mentir à elle-même. Ce secret dont elle ne s’était peut-être pas doutée jusqu’à ce jour, se dressait maintenant en pleine lumière devant son âme ; et elle se l’avouait à elle-même tranquillement, et avec une amère et douloureuse abnégation.

Elle aimait Zésim.

Elle ne pouvait plus en douter ; elle l’aimait, et cet amour n’était pas une passion ardente, un jeu riant et radieux, un enthousiasme de l’imagination ; cet amour l’avait envahie silencieusement et irrésistiblement ; il ne faisait plus qu’un avec elle ; il était dans chaque goutte de son sang, dans chaque frémissement de ses nerfs, dans chacun des sombres et mystérieux replis de son âme ; cet amour, dans cette étrange jeune fille, n’était ni une aspiration, ni un désir, mais une fatalité plus forte qu’elle-même, plus forte que sa volonté de fer qui pourtant ne fléchissait devant rien. Elle l’aimait ; pourquoi se défendait-elle contre cet amour ? Pourquoi avait-elle autrefois tenu Zésim loin d’elle, lorsque son propre cœur à elle, débordant de tendresse, palpitait de joie et d’espérance ? Pourquoi ? Pourquoi maintenant se sentait-elle frissonner à la pensée de l’aimer et d’être aimée de lui ?

Parce que cet amour pouvait être aussi pour lui une fatalité ; parce que, comme ces fiancées mises au tombeau avant le jour du mariage, qui viennent à minuit danser des rondes fantastiques, elle devait donner la mort dans un baiser.

Elle se sentait de la pitié pour lui. En avait-elle le droit ? Non, certes non. Ou elle croyait à l’enseignement de ses prêtres, ou elle n’y croyait pas. Si elle y croyait, c’était son devoir de sauver l’âme de Zésim, même quand il lui eût été indifférent, à plus forte raison, puisqu’elle l’aimait. Était-ce de l’amour que de laisser son âme se perdre, que de mettre en danger son bonheur éternel pour quelques vaines et folles joies terrestres ? Mais pouvait-elle l’aimer ?

Oui, elle le pouvait. Il ne lui était pas défendu de donner à un homme son cœur et sa main. La vie en elle-même est un péché qui ne peut s’expier que dans les tourments. Que cette vie s’écoule dans un désert ou dans un harem, elle n’en est pas moins un malheur et l’expiation reste la même. Elle l’aimerait et se réjouirait d’être aimée ; elle irait avec lui devant l’autel ; elle deviendrait sa femme et puis… elle apaiserait Dieu avec lui par un sacrifice aussi sanglant et aussi saint que ceux d’Abraham et de Jephté.