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LA PÊCHEUSE D’AMES.

pour vous, souvenez-vous au moins de votre mère. C’est le délire qui parle par votre bouche.

— Je suis très calme, vous le voyez bien.

— Donnez-moi votre parole d’honneur que vous ne vous tuerez pas, dit Anitta suppliante.

— Vous venez là comme un souverain qui me fait grâce de la peine de mort et qui m’accorde la faveur des travaux forcés à perpétuité. Est-ce de la pitié ?

— Non, ce n’est pas de la pitié, dit Anitta ; je vous aime, et je veux sauver votre vie pour moi, car elle m’appartient. — Elle le serra dans ses bras et lui donna un baiser. — Ah ! je voudrais seulement gagner du temps ! Mon cœur me dit qu’un amour fidèle doit triompher. Nous serons encore heureux, Zésim, si vous voulez avoir confiance en moi. »

Zésim secoua la tête.

« Avant tout, votre parole d’honneur !

— Voici ma main.

— Vous ne vous tuerez pas !

— Non ! »

Il sourit amèrement.

« Et vous croirez en moi ?

— Oui, en vous ; mais je me défie du temps. C’est une puissance redoutable qui détruit tout. Vous ne la connaissez pas encore. Elle tue d’une manière lente mais irrésistible les sentiments, les désirs, les projets, les passions, les souvenirs en les pétrifiant. Voir devenir indifférent un être que l’on aime est bien plus douloureux que d’être trahi par lui dans l’enivrement du bonheur. Je n’espère plus rien ; aussi je vous rends votre liberté.

— Vous ne m’aimez plus, dit Anitta en se levant brusquement, voilà la vérité !

— Je vous aime d’un amour indicible, répondit Zésim, mais je ne peux pas, je ne veux pas voir comment, par de petits et misérables moyens, on détournera peu à peu votre cœur de moi, sans que vous vous en aperceviez et le sachiez. Et le jour viendra où vous-même vous trouverez de bon ton de sourire de cette folie de jeunesse.

— Oh ! combien vous me connaissez peu !

— Prouvez-moi que je me trompe, continua Zésim ; moi, je vous aimerai toujours. Montrez-vous forte ; conservez-moi votre amour et votre fidélité. Qui vous en empêche, même sans vous enchaîner par des serments ? Ce que je ne veux pas, c’est que