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LA PÊCHEUSE D’AMES.

Dragomira. Mettez-vous en sentinelles. Nous allons lui ôter le bâillon ; il faut que nous soyons en sûreté et qu’on ne l’entende pas dans le cas où il pourrait appeler au secours. Un coup de sifflet nous avertira que tout est en ordre et que nous pouvons nous mettre à l’œuvre. Dschika restera avec moi. »

Les hommes s’éloignèrent. Dragomira s’était assise sur un tronc d’arbre abattu et Dschika attisait le feu. Elle était habillée en paysanne, avait de grosses bottes d’homme, une robe brune qui lui tombait à peine aux chevilles et une courte casaque en peau de mouton ; autour de ses cheveux roux était enroulé un mouchoir jaune à fleurs ; sa taille de moyenne grandeur donnait à la fois l’idée de la force et de l’agilité ; son visage hâlé, aux traits massifs et sévères, avait autour de la bouche charnue une expression de fierté et de dédain.

Au bout de quelques instants, on entendit les coups de sifflet.

« Nous pouvons commencer, dit Dschika avec un sourire diabolique.

— Ôte-lui le bâillon, ordonna Dragomira.

— Que signifie cette comédie ? demanda Pikturno, une bien mauvaise farce ! Je me croyais d’abord tombé dans les mains de brigands, mais maintenant, je vous reconnais, j’ai bu avec vous dans le cabaret rouge.

— Parfaitement.

— Qu’est-ce que ces vêtements ? Est-ce l’autre fois que vous étiez déguisée, ou bien est-ce maintenant ?

— Je suis une jeune fille.

— Alors, pourquoi cette froide plaisanterie ? Nous allons tous ensemble attraper un bon rhume de cerveau.

— Il ne s’agit pas de plaisanterie, reprit Dragomira, s’avançant devant lui ; vous êtes dans les mains d’hommes compatissants qui veulent servir Dieu et sauver votre âme en consacrant à la mort ce qu’il y a de terrestre en vous.

— Êtes-vous folle ?

— Vous allez mourir, continua Dragomira, personne ne peut vous arracher à nous ; nous tenons solidement notre victime. Mais vous avez encore la ressource de vous repentir de vos péchés et de mourir volontairement.

— Volontairement ? Mais non ; j’aime la vie, s’écria Pikturno, allez vous promener avec votre extravagante philosophie ; détachez-moi, ou j’appelle au secours.

— Personne ne vous entendra.