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LA FEMME SÉPARÉE

teuse ; Moscheles, seul, qui le connaissait, défendait son caractère et vantait son talent.

— C’est un homme de marbre, me dit-il. De marbre ! que dis-je ? un homme d’or, d’or fin. S’il le veut, votre père sera nommé ; s’il ne le veut pas, votre père échouera.

— C’est qu’il ne veut pas, justement ! répondis-je.

— Il ne veut pas ! s’écria Moscheles. N’importe, ça ne l’empêche pas d’être un homme d’or fin, un grand esprit, un diamant !

Pâques approchait. J’étais sortie, avec mon mari, faire des achats pour les fêtes, lorsque Moscheles vint à notre rencontre sur le trottoir, cramponné convulsivement au bras d’un jeune homme, et nazillant comme un rabbin juif. Nous voir, entraîner vers nous son compagnon, et nous présenter mutuellement, fut pour lui l’affaire d’un instant : — Mme de Kossow… — M. Julian de Romaschkan… — M. de Kossow… Nous nous arrêtâmes. Mon mari, très embarrassé, commença à parler vivement à Moscheles. Julian et moi, nous nous regardâmes.

Ce fut un long, un bien long regard.

Il décida de deux existences. N’oubliez pas ce que j’étais à cette époque. Le monde, l’homme, en un mot, étaient nus à mes yeux et peu séduisants ; j’étais une orgueilleuse et frivole créature à qui tout ce qu’il y a de sacré ici-bas semblait ridicule, qui ne