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L’ENNEMI DES FEMMES

soixante brebis et dix-huit ruches ! Oh ! j’en sais le compte. Mon père me l’a répété assez souvent.

— Si vous ne l’aimez pas, il ne faut pas l’épouser pour sa fortune, — dit vivement Petrowna. — Vous n’êtes pas à vendre.

— Je crois bien que je l’aime ! repartit Jaroslaw.

— Il y a encore des doutes dans votre esprit ?

— Ce sont peut-être moins des doutes que les derniers ressentiments de mon amour-propre de poète. Ah ! mon père a été rude, et si je lui ai obéi, c’est que j’avais à expier mes torts envers Nadège. Mais, tout en soupirant, en laissant partir les dernières bouffées de mon orgueil, je dois reconnaître pourtant que madame Ossokhine a eu raison de me détourner de la poésie ; que le régime paternel a été décisif, et que la charrue a du bon. Je m’y ferai les mains, mieux que je ne me les étais faites à la lyre. Le père Gaskine a une infaillibilité de bon sens contre laquelle il n’est pas facile de protester. Je sens que je serai heureux, d’un bonheur continu, dans l’horizon de Troïza ; c’est peut-être cette perspective qui m’effraye.

— Résignez-vous au bonheur, — repartit Petrowna avec un éclat de rire superbe. — Il faut trop de génie, pour posséder l’art d’être malheureux et d’en tirer des inspirations. Moi qui ne suis pas poète, monsieur Jaroslaw, j’ai voulu aussi essayer de pleurer, de souffrir, pour me hausser à l’épaule de Nadège. Je renonce à cette fausse vocation. C’est fini ! c’est bien fini !