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L’ENNEMI DES FEMMES

La neige vient d’accomplir sa première transformation ; elle n’est pas encore de l’eau, elle est de la boue liquide, et commence à s’écouler librement dans les rues en ruisseaux frétillants.

Les arbres ressemblent encore à de grands balais dont les manches seraient plantés dans la terre. Devant la Zukernia[1] grelottent tristement, dans des caisses en bois, quelques orangers en exil, auprès desquels sont assis des officiers de hussards.

Il est midi ; mais, depuis un an, le cadran qui orne la tour de l’église marque quatre heures et les marquera pendant bien des années encore.

Par la rue principale débouche sur la place un beau jeune homme monté sur un joli cheval aux jambes fines, à l’allure d’un cheval de race. Ce n’est pas un propriétaire foncier, car sa selle est anglaise, neuve, et ses habits ne sont ni fanés, ni d’une mode arriérée. Grand, bien fait, serré dans un frac de drap vert, on dirait qu’il est sorti pour narguer l’air froid de ce jour de mai, et les regards que ses grands yeux noirs lancent aux dames accoudées à leurs balcons prouvent que le printemps rit déjà dans son cœur.

Il s’avance au pas de son cheval, longeant la clôture en planches d’un jardin qui appartient à un palais de bois, à l’angle de la rue. Il a l’air insouciant et radieux d’un être sans remords et sans ambition, content de vivre, aspirant la vie et n’ayant jamais prévu le malheur.

  1. Boutique de confiseur et, en même temps, café.