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À KOLOMEA.

De tous les juifs de Tarnow, Abe Nahum était le plus poltron. Ce n’est pas peu dire, car rien ne serait plus difficile que d’y rencontrer un héros ; mais, attendu que de tous temps le caractère de la nature humaine a été de haïr et de persécuter les grands esprits, comme d’aduler et de choyer les êtres les plus nuls, tous les Hébreux de Tarnow se sentaient des Machabées lorsque leurs regards tombaient sur Abe Nahum Wasserkrug, et c’est pourquoi chacun l’aimait comme un frère.

Celui-ci, comme les autres juifs, craignait les loups, les ours et les batteries d’artillerie, et, de plus qu’eux, il ne pouvait s’empêcher d’avoir peur d’un pierrot et de fuir tout effarouché devant une seringue. À vrai dire, il n’était rien au monde dont il ne crût avoir à redouter quelque chose. L’eau spécialement lui causait d’inexprimables terreurs. Il accomplissait bien les ablutions prescrites par la loi mosaïque, mais il ne se mouillait guère que le bout des doigts. Il faut le reconnaître toutefois, il ne négligeait jamais de porter le vendredi une cuvette au cimetière, « afin que les morts pussent faire leur toilette pour le sabbat. » Il va de soi qu’aucun instrument tranchant n’était toléré dans sa maison. Pendant la durée des chaleurs, il plaçait consciencieusement devant sa porte un grand baquet plein d’eau, tant il craignait que tous les chiens ne fussent enragés. Il faisait souvent, pour les éviter, les détours les plus extravagants. S’il n’y avait pas d’autre moyen d’y parvenir, il grimpait sur un arbre, se jetait dans un taillis, s’effaçait le visage contre un mur, et si aucun de ces objets sauveurs ne se trouvait à proximité, il se jetait par terre à plat ventre. Pour peu qu’une souris sortît de son trou, il était homme à sauter sur la table et à se sauver en hurlant à l’aspect d’un crapaud rampant de son côté.