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À KOLOMEA.

d’oiseau ne troublait la solitude. Des brouillards voletaient sur la terre humide. Nous avions atteint le cœur de la steppe. La matinée brillait d’un éclat charmant, débordant de jeunesse et de sève.

Autour de nous, je ne voyais qu’un tapis de longues herbes d’un vert d’émeraude, taché de larges plantes et de fleurs aux couleurs vives, formant des losanges jaunes, rouges, blancs ou bleus, jaunes pour la plupart, et ce bariolage offrait des tons si chauds qu’on eût dit un arc-en-ciel jeté sur le gazon. Un lourd parfum montait de tous ces calices et flottait suspendu sur les ailes molles de la brise, parfum délétère, âcre et irritant comme ces senteurs orientales que soulèvent en dansant de folles odalisques dans l’atmosphère étouffante des sérails.

Des outardes, couleur de rouille, se pavanent fièrement dans l’herbe, étalant à l’envi leurs ailes noires piquées de larmes blanches. Des cigognes sommeillent, plantées sur une patte, semblables à des fakirs repentants, affaissés dans le désert. Des vautours tournoient dans l’air, des aigles planent dans l’éther. Des milliers d’insectes susurrent, des centaines de sauterelles s’élèvent devant nos pas, s’abattent à quelque distance, pour recommencer leurs bonds capricieux, et tourbillonner, immenses étincelles vertes, dans l’étendue verdoyante.

Pour peu qu’on prête l’oreille, la steppe ne paraît plus une solitude. On y entend un éternel bruissement, des piaillements, des ricanements, des froufrous, des sifflements, des soupirs, des sons étranges comme des vagissements d’enfant, des notes rauques et mélancoliques. Le soleil devient ardent. Ce sont les caresses de ce soleil-là qui animent les visages de nos Petits-Russiens de cette teinte chaude, si bien en harmonie avec leurs traits sévères accentués et langoureux.