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À KOLOMEA.

Cependant, la fermeté d’Anastasie avait sur lui un tel ascendant qu’il se levait à son approche, et ne refusait jamais de la suivre.

Ce soir-là, tout se passait comme à l’ordinaire.

La taverne regorgeait de monde. L’atmosphère était tellement épaissie par l’haleine empestée des buveurs, que les quinquets suspendus au plafond par un fil de fer pour éclairer la salle, semblaient placés derrière un transparent opaque. Les verres s’entre-choquaient bruyamment ; des voix avinées entonnaient des chansons d’amour, des jurons énergiques dominaient le bourdonnement incessant de la foule.

Quand Anastasie entra dans le cabaret, l’ivresse était à son apogée. La jeune femme s’était munie contre le froid — on était à la fin de décembre — d’une sunda[1] moelleuse, en poils de chameau. À la main, elle tenait un kautschuk[2]. Elle traversa la chambre d’un pas délibéré, se fraya un passage parmi les groupes attablés, et, marchant droit à son mari, elle posa le bras sur son épaule :

« Il est temps de rentrer, viens, dit-elle.

— Aha ! cria un des ivrognes, la voilà la sévère patronne. Il s’agit de filer droit, maintenant. Allons, dépêche-toi. Ne vois-tu pas le kautschuk prêt à te caresser les reins ?

— Encore une petite partie, ma bonne Anastasie, supplia Korsuk.

— Rien de cela, cria-t-elle, en éparpillant les cartes, et en relevant son mari d’un coup de poing.

Les ivrognes riaient aux larmes ; mais il ne s’en trouva

  1. Manteau à manches et à capuchon.
  2. Long fouet, au manche court.