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À KOLOMEA.

Voici presque un demi-siècle écoulé. Tatiana a vu les troupes polonaises, poursuivies par les Russes en 1831, envahir le sol autrichien, et y déposer leurs armes. Elle a vu tomber sous les faux des paysans les insurgés de 1846, elle a assisté à l’émancipation des serfs, elle a vu chacun de ses concitoyens redevenir libre, dans un pays libre. Elle a vieilli ; des fils d’argent brillent maintenant dans sa chevelure, des rides légères sillonnent son visage frais et séduisant encore, malgré les années. Elle se tient droite et travaille de l’aurore au crépuscule ; elle est diligente, infatigable. Aucun terrain n’est aussi bien cultivé que le sien. Sa maison est aussi propre qu’une écuelle léchée par un chat. Quand le soir tombe, elle sort du village et s’assied au pied du crucifix. Elle attend son fiancé.

C’est pour cela que tous la croient folle, bien que ses actions soient très naturelles, et ses idées fort lucides.

Lorsque le soleil, entouré d’une auréole de nuées roses, s’abaisse à l’horizon, rayant le crépuscule de ses lueurs claires et gaies, lorsque le gazouillement de l’alouette s’élève des champs de jeune blé ondoyant sur lesquels frissonne l’ombre des pommiers en fleur qui sont plantés tout autour, elle va s’agenouiller devant l’image du Christ. Il semble abaisser sur elle un regard de pitié. Et elle reste froide au milieu de toutes ces magnificences, devant le ciel tout resplendissant des clartés qu’il reflète, devant l’espace où le soleil transforme les nuages en pluie dorée. Tatiana écoute le cri de la caille,