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À KOLOMEA.

Tatiana était fille unique. Elle passait pour la beauté la plus remarquable de la contrée. Peut-être était-ce seulement parce qu’elle possédait les plus riches atours, parce qu’elle exhibait les plus beaux colliers de corail, que même pendant la semaine elle nouait dans ses cheveux des rubans écarlates, et que chaque jour de fête, on la voyait se rendre à l’église parée de bottes rouges et d’une peau d’agneau toutes neuves.

Le châtelain, lui aussi, la trouvait jolie. Pas plus qu’un autre il ne restait insensible à la vue des pointes aiguës de ses coraux, ou de ses fourrures de mouton à l’odeur âcre et irritante.

Tatiana était choyée tout le jour durant, ni plus ni moins qu’une chatte voluptueuse. Tantôt c’était la main blanche et couverte de grosses bagues du baron qui se posait sur son épaule, tantôt la patte rouge de l’agriculteur, tantôt les doigts crochus du tavernier juif, ou les mains rudes, calleuses des jeunes paysans de la contrée. Comme une chatte aussi, elle savait se soustraire à ces douceurs et à ces hommages. Quand un prétendant se présentait, elle ne lui laissait pas franchir le seuil de la cabane. Elle se dressait devant lui, prête à lui arracher les yeux, s’il faisait mine de broncher. Elle avait donné son cœur à un jeune gars, aussi beau et intelligent que bon et honnête, et qui n’avait qu’un défaut, celui d’être sans le sou. Il s’appelait Ugari. Elle l’avait connu pendant la moisson nocturne ; dans ce temps l’excellent édit touchant le robot n’avait pas encore été publié par l’empereur Joseph II. Il arrivait souvent que les paysans étaient obligés de remplir non seulement la part de robot indiquée par la loi, mais encore de travailler sans trêve dans les champs seigneuriaux pendant les beaux jours, jusqu’à ce que la moisson fût terminée.