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LA FÊTE DES MOISSONNEURS.

» Aussi, lorsque la nuit était fraîche et sereine, qu’ils avaient travaillé durant la journée entière pour leur maître, et s’étaient accordé quelque repos, ils se levaient et commençaient leurs moissons au clair de la lune. Ils ne se dispersaient pas, mais fauchaient en commun tout le blé qu’ils possédaient. Un pour tous, tous pour un. Au matin, ils s’endormaient pendant quelques heures, puis reprenaient leur travail sur le terrain seigneurial.

» Voilà ce qu’on appelait les récoltes nocturnes. »

Nous gardâmes tous deux le silence.

« Et voilà aussi ce qu’on appelait notre fainéantise, reprit-il enfin. Quant à l’ivrognerie, elle est facile à excuser. Le paysan, succombant sous le joug qui l’opprimait, se mit à fréquenter les cabarets, dans l’espoir de s’y étourdir et de se consoler de sa triste existence. L’eau-de-vie le privait de la raison. C’était ce dont il avait besoin. À la taverne, au moins, on dansait, on chantait, on discutait de choses et d’autres, on laissait en gage son habit et ses bottes, — on se sentait vivre, enfin.

» En 1848, tout changea. La liberté nous fut accordée avec du terrain. Notre ancien maître devint notre voisin.

» Remarquez bien que tout s’est puissamment amélioré ! Le paysan surveille gaiement le train de sa métairie et y trouve du gain. Le pays que nous habitons est excellent ; je vous défie de trouver un sol plus fertile. C’est un plaisir de le cultiver. L’agriculteur sème le travail manuel, il s’attache à ses bestiaux, il prend goût à ses occupations. Quand elles lui réussissent, il jouit d’un revenu que lui envierait plus d’un citadin.

» Établissez, je vous prie, la comparaison. Autrefois, j’étais constamment à l’amende pour désobéissance à la loi du robot. Mes champs avaient l’air de fondrières. Aujourd’hui, je sers de fermier à plusieurs gentilshommes