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À KOLOMEA.

Benjamin, qui étudiait à l’école de Lemberg, passait les vacances chez son père. Il avait beaucoup grandi et était devenu d’une pâleur et d’une maigreur effrayantes. Il avait des cheveux longs à la manière de nos artistes, et, comme disent nos juifs, des vêtements de chrétien. Il aimait à parler littérature ; Goethe était son poëte de prédilection. Il me donna à entendre que le genre de vie de la maison était trop mesquin pour lui et arrêtait dans son essor le vol de son génie. De son vieux père il n’en fut pas question ; mais, en m’accompagnant chez moi, sur la route si souvent parcourue, il vit la lune monter derrière le sombre mur de verdure de la Dombrowna. Il s’arrêta court, fit tourner ses bras comme les ailes d’un moulin à vent, et se mit à déclamer de cette voix nasillarde usitée dans les synagogues :

Lune ! dans la tristesse amère où tu me vois,
Que ne m’éclaires-tu pour la dernière fois !

Je cherchai vainement Esterka. Personne n’en dit un mot. De mon côté, j’évitai d’en parler.

De nouveau, quelques années après, j’allai au théâtre de Lemberg, curieux d’assister à une tragédie polonaise et d’admirer madame Aschperger dans le rôle de Barbara Radzivil. Le premier acte terminé, je passai la revue des dames assises dans les loges, lorsque je découvris tout à coup un beau visage bien connu. Nul doute, c’était — elle tenait sa lorgnette braquée sur moi et saluait chaleureusement, — c’était bien Esterka, dans les atours d’une princesse du Nord, et resplendissante de diamants comme une fleur de harem. Un signe aussi coquet que facile à interpréter m’invita à me rendre dans sa loge. Elle me tendit les deux mains lorsque j’y entrai, et dé-