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poussière mêlée avec son sang l’aura défiguré ; on ne l’aura pas reconnu, on l’aura dépouillé ; peut-être qu’il aura été tué loin des autres, par ceux qui l’ont pris, ou par des paysans, et sera demeuré au coin de quelque haie : je trouve plus d’apparence à cette triste destinée qu’à croire qu’il soit prisonnier, et qu’on n’entende pas parler de lui.

Au reste, ma fille, l’abbé croit mon voyage si nécessaire, que je ne puis m’y opposer ; je ne l’aurai pas toujours ; ainsi je dois profiter de sa bonne volonté ; c’est une course de deux mois, car le bon abbé ne se porte pas assez bien pour aimer à passer là l’hiver ; il m’en parle d’un air sincère, dont je fais vœu d’être toujours la dupe ; tant pis pour ceux qui me trompent. Je comprends que l’ennui serait grand pendant l’hiver ; les longues soirées peuvent être comparées aux longues marches pour être fastidieuses. Je ne m’ennuyais point cet hiver que je vous avais ; vous pouviez fort bien vous ennuyer, vous quiètes jeune ; mais vous souvient-il de nos lectures ? Il est vrai qu’en retranchant tout ce qui était autour de cette petite table, et le livre même, il ne serait pas impossible de ne savoir que devenir. ; la Providence en ordonnera. Je retiens toujours ce que vous m’avez mandé ; on se tire de l’ennui comme des mauvais chemins ; on ne voit personne demeurer au milieu d’un mois, pour n’avoir pas le courage de l’achever ; c’est comme de mourir, vous ne voyez personne qui ne sache se tirer de ce dernier rôle. Il y a des choses dans vos lettres qu’on ne peut ni qu’on ne veut oublier. Avez- vous mon ami Corbinelli et M. de Vardes ? Je le souhaite ; vous aurez bien raisonné, et si vous parlez sans cesse des affaires présentes et de M. de Turenne, et que vous ne pussiez comprendre ce que tout ceci deviendra ; en vérité, vous êtes comme nous, et ce n’est point du tout que vous soyez en province. M. de Barillon soupa hier ici : on ne parla que de M. de Turenne ; il en est véritablement très-affligé. Il nous contait la solidité de ses vertus, combien il était vrai, combien il aimait la vertu pour elle-même, combien par elle seule il se trouvait récompensé ; et puis finit par dire qu’on ne pouvait pas l’aimer, ni être touché de son mérite, sans en être plus honnête homme. Sa société communiquait une horreur pour la friponnerie et pour la duplicité, qui mettait tous ses amis au-dessus des autres hommes : dans ce nombre on distingua fort le chevalier comme un de ceux que ce grand homme aimait et estimait le plus, et^iussi comme un de ses adorateurs. Bien des siècles n’en donne-