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Il monta à cheval le samedi à deux heures, après avoir mangé ; et comme il avait bien des gens avec lui, il les laissa tous à trente pas de la hauteur où il voulait aller, et dit au petit d’Elbeuf : « Mon neveu, demeurez là ; vous ne faites que tourner autour de « moi, vous me feriez reconnaître. » M. d’Hamilton, qui se trouva près de l’endroit où il allait, lui dit : « Monsieur, venez par ici ; on <« tire du côté où vous allez. — Monsieur, lui dit-il, vous avez raison ; je ne veux point du tout être tué aujourd’hui ; cela sera le « mieux du monde. » Il eut à peine tourné son cheval, qu’il aperçut Saint-Hilaire, le chapeau à la main, qui lui dit : « Monsieur, jetez les yeux sur cette batterie que je viens de faire placer « là. » M. de ïurenne revint ; et dans l’instant, sans être arrêté, il eut le bras et le corps fracassé du même coup qui emporta le bras et la main qui tenaient le chapeau de Saint-Hilaire. Ce gentilhomme, qui le regardait toujours, ne le voit point tomber ; le cheval l’emporte où il avait laissé le petit d’Elbeuf ; il n’était point encore tombé ; mais il était penché le nez sur l’arçon : dans ce moment, le cheval s’arrête ; le héros tombe entre les bras de ses gens ; il ouvre deux fois deux grands yeux et la bouche, et demeure tranquille pour jamais : songez qu’il était mort, et qu’il avait une partie du cœur emportée. On crie, on pleure ; M. d’Hamilton fait cesser le bruit et ôter le petit d’Elbeuf, qui s’était jeté sur le corps, qui ne voulait pas le quitter, et se pâmait de crier. On couvre le corps d’un manteau, on le porte dans une haie ; on le garde à petit bruit ; un carrosse vient, on l’emporte dans sa tente : ce fut là où M. de Lorges, M. de Roye et beaucoup d’autres, pensèrent mourir de douleur ; mais il fallut se faire violence, et songer aux grandes affaires qu’on avait sur les bras. On lui a fait un service militaire dans le camp, où les larmes et les cris faisaient le véritable deuil : tous les officiers avaient pourtant des écharpes de crêpe ; tous les tambours en étaient couverts ; ils ne battaient qu’un coup ; les piques traînantes et les mousquets renversés : mais ces cris de toute une armée ne se peuvent pas représenter, sans que l’on eu soit tout ému. Ses deux neveux étaient à cette pompe, dans l’état que vous pouvez penser. M. de Roye tout blessé s’y fit porter ; car cette messe ne fut dite que quand ils eurent repassé le Rhin. Je pense que le pauvre chevalier {de Griquan) était bien abîmé de douleur. Quand ce corps a quitté son armée, c’a été encore une autre désolation : et partout où il a passé on n’entendait que des