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1680

770. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 10e janvier.

Si j’avois un cœur de cristal, où vous pussiez voir la douleur triste et sensible qui m’a pénétrée[1], en voyant, ma chère enfant, comme vous souhaitez que ma vie soit composée de plus d’années que la vôtre, vous connoîtriez bien clairement avec quelle vérité et quelle ardeur[2] je souhaite aussi que la Providence ne dérange point l’ordre de la nature, qui m’a fait naître votre mère, et venir en ce monde beaucoup devant vous : c’est la règle et la raison, ma fille, que je parte la première, et Dieu, pour qui nos cœurs sont ouverts, sait bien avec quelle instance je lui demande que cet ordre s’observe en moi[3]. Il est impossible que la vérité et la justice de ce sentiment ne vous pénètrent pas comme j’en suis pénétrée[4] : de là, ma fille, vous n’aurez pas de peine à vous représenter quelle sorte d’intérêt je prends à votre santé. Je vous conjure, par toute l’amitié que vous avez pour moi, de ne m’écrire qu’une feuille tout au plus : dites à quelqu’un de m’écrire, et même ne dictez pas, cela fatigue. Enfin je ne puis plus trouver de plaisir à ce qui me charmoit autrefois dans votre absence, et vos grandes lettres me font plus de mal qu’à vous ; je vous prie de m’ôter cette peine, il m’en reste encore assez. Mme de Schomberg vous

  1. Lettre 770. — 1. « Dont j’ai été pénétrée. » (''Édition de'' 1754.)
  2. 2. Les trois mots et quelle ardeur ne se lisent pas dans le texte de 1754.
  3. 3. « …l’ordre de la nature, qui m’a fait venir en ce monde beaucoup devant vous, pour être votre mère : la raison et la règle veulent que je parte la première, et Dieu sait avec quelle instance je lui demande que cet ordre s’observe en moi. » (Édition de 1754.)
  4. 4. « Il est impossible que la justice de ce sentiment ne vous touche pas autant que j’en suis touchée. » (Ibidem.)