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620. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MADAME DE GRIGNAN.

À Paris, mercredi 30e juin.

Vous m’apprenez enfin que vous voilà à Grignan. Les soins que vous avez de m’écrire me sont de continuelles marques de votre amitié ; je vous assure au moins que vous ne vous trompez pas dans la pensée que j’ai besoin de ce secours : rien ne m’est en effet si nécessaire. Il est vrai, et j’y pense trop souvent, que votre présence me l’eût été beaucoup davantage ; mais vous étiez disposée d’une manière si extraordinaire, que les mêmes pensées qui vous ont déterminée à partir m’ont fait consentir à cette douleur, sans oser faire autre chose que d’étouffer mes sentiments. C’étoit un crime pour moi que d’être en peine de votre santé : je vous voyois périr devant mes yeux, et il ne m’étoit pas permis de répandre une larme ; c’étoit vous tuer, c’étoit vous assassiner ; il falloit étouffer ; je n’ai jamais vu une sorte de martyre plus cruel ni plus nouveau. Si au lieu de cette contrainte, qui ne faisoit qu’augmenter ma peine, vous eussiez été disposée à vous tenir pour languissante, et que votre amitié pour moi se fût tournée en complaisance, et à me témoigner un véritable desir de suivre les avis des médecins, à vous nourrir, à suivre un régime, à m’avouer que le repos et l’air de Livry vous eussent été bons, c’est cela qui m’eût véritablement consolée, et non pas d’écraser tous nos sentiments. Ah ! ma fille, nous étions d’une manière sur la fin, qu’il falloit faire comme nous avons fait. Dieu nous montroit sa volonté par cette conduite ; mais il faut tâcher de voir s’il ne veut pas bien que nous nous corrigions, et qu’au lieu du désespoir auquel vous me condamniez par amitié, il ne seroit point un peu plus naturel et plus commode de donner à nos cœurs la liberté qu’ils veulent