Page:Sévigné - Lettres, éd. Monmerqué, 1862, tome 3.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
— 174 —

1672


même dans le moment. Je résistois hardiment à tous ces discours, faisant honneur à la résolution que j’avois prise et à tout ce que je vous mandai hier par la poste, en assurant que j’arriverois jeudi, lorsque tout d’un coup M. de Grignan, en robe de chambre d’omelette, m’a parlé si sérieusement de la témérité de mon entreprise, que mon muletier ne suivroit pas ma litière, que mes mulets tomberoient dans les fossés, que mes gens seroient mouillés et hors d’état de me secourir, qu’en un moment j’ai changé d’avis, et j’ai cédé entièrement à ses sages remontrances. Ainsi coffres qu’on rapporte, mulets qu’on dételle, filles et laquais qui se sèchent pour avoir seulement traversé la cour, et messager que l’on vous envoie, connoissant vos bontés et vos inquiétudes, et voulant aussi apaiser les miennes, parce que je suis en peine de votre santé, et que cet homme ou reviendra nous en apporter des nouvelles, ou me trouvera par les chemins. En un mot, ma chère enfant, il arrivera[1] jeudi au lieu de moi, et moi, je partirai bien véritablement quand il plaira au ciel et à M. de Grignan, qui me gouverne de bonne foi, et qui comprend toutes les raisons qui me font souhaiter passionnément d’être à Grignan. Si M. de la Garde[2] pouvoit ignorer tout ceci, j’en serois fort aise ; car il va triompher du plaisir de m’avoir prédit tout l’embarras où je me trouve ; mais qu’il prenne garde à la vaine gloire qui pourroit accompagner le don de prophétie dont il pourroit se flatter. Enfin, ma fille, me voilà, ne m’attendez plus. Je vous surprendrai, et ne me hasarderai point, de peur de vous donner de la peine, et à moi aussi. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; je vous assure que je suis

  1. 3. Dans l’édition de 1754 : « Il arrivera à Grignan. »
  2. 4. Le comte de la Garde, cousin germain maternel du comte de Grignan. Voyez la lettre du 2 novembre 1673.