Page:Sévigné - Lettres, éd. Monmerqué, 1862, tome 10.djvu/379

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

1696


je crains beaucoup que vous ne me trouviez d’une grosseur énorme ; mais qu’y faire ? vous ne m’en trouverez pas plus de contrebande, ni moins porté à vous honorer et à vous aimer toute ma vie. Je vis avant-hier ma commère la Troche, qui quête toutes les paperasses du monde pour vous les envoyer[1], et nous pensâmes nous quereller sur ce que je lui dis qu’il ne falloit point vous en envoyer, qu’il en falloit laisser le soin à l’abbé Bigorre, le plus exact et le plus régulier de tous les correspondants, et que c’étoit vous faire payer des ports qu’il étoit bon de vous épargner : ai-je raison ? ne l’ai-je pas ? Pour moi, je crois qu’il y a longtemps que la nouvelle des armées visionnaires de Bretagne est parvenue jusqu’à vous, et que vous vous moquez de la solidité avec laquelle M. de Lavardin a rendu compte de cette vision à la cour[2] : ainsi je n’ai point voulu vous en envoyer

  1. 3. Voyez plus loin, p. 438-444, la longue gazette que Mme de la Troche écrit à Mme de Grignan.
  2. Voici la lettre écrite par Lavardin, toujours lieutenant général en Bretagne, à l’abbé de la Fayette, au sujet de ces armées visionnaires. Le nom de Lavardin revient assez souvent dans la correspondance, pour qu’une lettre signée de lui nous paraisse ici bien à sa place.
    Vannes, le 3e mars 1696.

    Il vous paroîtra bizarre qu’un homme aussi peu superstitieux que moi vous mande un prodige, mais il est très-vrai, et assez singulier pour vous le mander. Il y a aujourd’hui huit jours, fête de saint Matthieu, que l’on vit dans une lande spacieuse, à cinq lieues d’ici, très—distinctement, trois armées d’infanterie en bataille, deux en présence bien rangées. Il y en avoit une troisième séparée, qui sembloit faire un corps de réserve. Elle ne combattit point, et demeura comme spectatrice ; puis elle disparut après le combat. Les deux autres se mêlèrent et combattirent depuis trois heures après midi jusqu’à la nuit. Celle qui étoit du côté du nord avoit un drapeau rouge, et celle du côté du midi un drapeau blanc. Un général de taille gigantesque et de grande apparence, à la tête de chacune, les faisoit agir, et des généraux ou majors alloient de côté et d’autre. Après le combat,