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jours que je suis l’homme du monde le plus heureux : bonne compagnie, partout de grands feux, bonne symphonie, mille et mille jeux, table bien servie, vins délicieux ; enfin, Madame, voici le pays de cocagne au pied de la lettre. Les officiers même de cette maison ont une rage de toujours apprendre, quoiqu’ils soient maîtres passés : en sorte qu’ils nous feront crever à la fin ; ils possédoient au suprême degré tous les ragoûts les plus exquis de France et d’Italie ; les voilà devenus apprentis sous le meilleur officier de cuisine d’Angleterre, pour être bientôt en ragoûts anglois beaucoup plus savants que lui ; nous ne ne savons donc plus où nous en sommes ; tous nos ragoûts parlent des langues différentes ; mais ils se font si bien entendre, que nous les mangeons, sous quelque figure et dans quelque sauce qu’ils se présentent. Vous voyez bien, Madame, que ce seul article de la bonne chère demandoit un in-folio. Voici, en vérité, une maison admirable, et un maître de maison qu’on ne peut assez adorer : je n’ai pas manqué de lui faire tous vos compliments ; et je ne vous écris d’ici que parce que je crois le moment arrivé qu’il pourra lui-même y répondre, comme bien des fois il m’a témoigné en avoir envie. Nous avons eu toute la semaine passée beaucoup de frères, de neveux et de nièces, mais depuis lundi, Monsieur le Cardinal en est réduit à ses deux fidèles commensaux, l’aimable Richard Hamilton[1], pour l’un, et le jeune Coulanges, pour l’autre ; et vous ne sauriez croire combien il s’accommode de cette solitude : il s’en accommode même si bien, que nous n’entendons pas plus parler de ce qui se passe à Paris et à la cour, que si nous étions a la Trappe : en sorte que voici un tome tout séparé des autres que je vous ai envoyés, sans savoir seulement si

  1. Lettre 1445. — 1. Voyez ci-dessus, p. 180, note 3.