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NOTES DE LA NOTICE BIOGRAPHIQUE


ont du mérite ont la curiosité de l’apprendre. Cette princesse, outre ces rares qualités, a encore la voix douce, juste et charmante ; et ce qu’il y a de plus louable, c’est que, quoiqu’elle chante d’une manière passionnée, et qu’on puisse effectivement dire qu’elle chante fort bien, elle chante pourtant en personne de condition, c’est-à-dire sans y mettre son honneur, sans s’en faire prier, et sans façon ; et elle fait cela si galamment, qu’elle en devient encore plus aimable, principalement quand elle chante certaines petites chansons africaines, qui lui plaisent plus que celles de son pays, parce qu’elles sont plus passionnées. Au reste, Clarinte aime toutes les belles choses et tous les plaisirs innocents, mais elle aime la gloire plus qu’elle-même ; et ce qu’il y a d’avantageux pour elle, c’est qu’elle a tant de jugement, qu’elle a trouvé le moyen, sans être ni sévère, ni sauvage, ni solitaire, de conserver la plus belle réputation du monde, et de la conserver dans une grande cour, où elle voit chez elle tout ce qu’il y a d’honnêtes gens et où elle donne même de l’amour à tous les cœurs qui en sont capables… Ce même enjouement qui lui sied si bien, et qui la divertit en divertissant les autres, lui sert encore à faire agréablement passer pour ses amis beaucoup de gens qui voudroient, s’ils osoient, passer pour ses amants. Enfin elle agit avec une telle conduite, que la médisance a toujours respecté sa vertu et ne l’a pas fait soupçonner de la moindre galanterie, quoiqu’elle soit la plus galante personne du monde. Aussi dit-elle quelquefois en riant qu’elle n’a jamais été amoureuse que de sa propre gloire et qu’elle l’aime jusques à la jalousie. Ce qu’il y a encore de merveilleux en cette personne, c’est qu’en l’âge où elle est, elle songe aux affaires de sa maison aussi prudemment que si elle avoit toute l’expérience que le temps peut donner à un esprit fort éclairé ; et ce que j’admire encore plus, c’est que, quand il le faut, elle se passe du monde et de la cour, et se divertit à la campagne avec autant de tranquillité que si elle étoit née dans les bois. En effet elle en revient aussi belle, aussi gaie et aussi propre que si elle n’avoit bougé d’Érice[1]. J’oubliois à vous dire qu’elle écrit comme elle parle, c’est-à·dire le plus agréablement et le plus galamment qu’il est possible… Je n’ai jamais vu ensemble tant d’attraits, tant d’enjouement, tant de galanterie, tant de lumière, tant d’innocence et tant de vertu ; et jamais nulle autre personne n’a su mieux l’art d’avoir de la grâce sans affectation, de l’enjouement sans folie, de la propreté sans contrainte, de la gloire sans orgueil, et de la vertu sans sévérité… Elle a un ami qui la connoît dès l’enfance, qui est un homme d’un si grand mérite, qui a tant d’esprit, tant de juge-

  1. Paris.