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SUR MADAME DE SÉVIGNÉ.


madame de Sévigné leur avait écrit : « C’est proprement le carnaval, que la vie que vous faites[1]. »

Pendant que madame de Grignan était forcée de vivre un peu plus retirée dans son château, pour laisser se refermer les brèches que, pendant l’hiver d’Aix, elle avait faites à sa fortune, madame de Sévigné s’en allait en Bretagne mettre quelque ordre aussi au dérangement de ses affaires. Elle les avait toujours gouvernées avec bien plus de sagesse que sa fille ne faisait les siennes ; elle déployait, dans leur gestion, une habileté consommée ; on peut voir, dans ses lettres à madame de Guitaut sur ses affaires de Bourbilly, et dans celles à M. d’Hérigoyen, son fermier du Buron, avec quelle vigilance, quelle attention, quelle intelligence elle administrait ses biens, et comme elle savait, au besoin, parler une langue si différente de celle de ses charmantes et éloquentes causeries, la langue d’un homme d’affaires très-expérimenté. Mais, quelle que fût la sagesse de son économie, elle s’était, dans ces dernières années, épuisée par de grands sacrifices pour ses enfants. On lui devait beaucoup d’argent en Bretagne ; il fallait aller se faire payer. L’abbé de Coulanges l’avait pressée de faire ce voyage ; et, malgré ses soixante-treize ans et ses infirmités, toujours plein d’un zèle infatigable pour ses intérêts, il partait avec elle. Le 6 mai 1680, ils se mirent en route, et ne revinrent à Paris qu’au mois d’octobre. Madame de Sévigné passa donc cinq mois aux Rochers, où elle retrouvait ses bois, sa vie tranquille, son obscurité, qu’elle comparait avec l’existence agitée de madame de Grignan, et « sa place souveraine, exposée, brillante. » Elle s’étonnait de ce contraste. « À voir nos établissements et nos honneurs, disait-elle, il semble que l’on ait fait un quiproquo[2] » Elle aimait le monde en effet, ses plaisirs et son tourbillon, tandis que dans le caractère de madame de Grignan il y avait toujours eu de l’indolence et de la sauvagerie. La fortune cependant ne s’était pas trompée ; elle les avait bien mises toutes deux à leur place : la plus vaine sur un grand théâtre de vanité et d’ambition, et celle qui vivait surtout par l’imagination et par le cœur, dans une solitude dont elle goûtait poétiquement les charmes, et où elle faisait, sans regrets,

  1. Lettre du 21 février 1680.
  2. Lettre du 12 juin 1680.