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SUR MADAME DE SÉVIGNÉ.


chant de cette pièce est exprimé avec le sentiment le plus vrai[1]. Ne dissimulons pas cependant qu’elle avait eu alors l’honneur d’une invitation à Saint-Cyr, et que le roi s’adressant à elle comme à un des meilleurs juges, lui avait dit : « Madame, je suis assuré que vous avez été contente, » et, sur sa réponse, qu’elle était charmée, avait ajouté : « Racine a bien de l’esprit. » On pourrait citer, il est vrai, d’autres jugements non moins favorables qu’elle avait déjà portés d’Esther, dans des lettres précédentes ; mais il faut faire attention qu’alors la pièce n’était pas encore imprimée, que madame de Sévigné ne l’avait pas alors vu représenter, et qu’elle n’en parlait sans doute qu’avertie par l’admiration du roi et de toute la cour, et sur la foi de ses amis, madame de Coulanges et Pomponne.

Il ne serait pas étonnant de trouver à madame de Sévigné quelque passion aussi contre Boileau. S’il ne l’importunait point comme l’héritier d’une gloire qui lui était chère et sacrée, et dont la succession lui semblait prématurément ouverte, s’il n’avait pas, comme Racine, commis le crime de changer le ton de la vieille tragédie cornélienne et de l’éloigner de cette grandeur héroïque et de ces beaux sentiments qui, jusque dans des romans d’un pauvre style, plaisaient tant à madame de Sévigné, il était du moins l’ami du jeune poëte tragique ; puis il maltraitait Chapelain, Ménage, Benserade même ; il faisait une impitoyable guerre de satires aux poëtes que l’hôtel de Rambouillet avait admirés. Sa raison d’ailleurs n’était pas parée des grâces séduisantes qu’une femme, même comme madame de Sévigné, aime avant tout dans la poésie. Cependant, il est remarquable qu’elle n’a jamais parlé de ses écrits que pour les louer. Elle rapporte la singulière opinion de Corbinelli, qui mettait le Traité du poëme épique du P. le Bossu cent piques au-dessus de l’Art poétique de Boileau, mais elle lui laisse la responsabilité de cette balourdise. Pour elle, qui entendit deux lectures du beau poëme, une fois chez Gourville à la fin de 1673, une autre fois, quelques jours après, en 1674, chez Pomponne, elle le jugea « un chef-d’œuvre. » Laissons-lui l’honneur de ce bon goût, sans trop remarquer

  1. Lettre à madame de Grignan, 21 février 1689.