avait reçue de sa fille, et dont l’expression naturelle et vraie
l’avait persuadée, lui disait : « Vous pourrez juger par là de
ce que m’ont fait les choses qui m’ont donné autrefois des
sentiments contraires. » Et quelques jours après : « Méchante !
pourquoi me cachez-vous quelquefois de si précieux trésors ?
Vous avez peur que je ne meure de joie ; mais ne craignez-vous
pas aussi que je ne meure du déplaisir de croire voir le contraire ? Je prends d’Hacqueville à témoin de l’état où il m’a
vue autrefois. Mais quittons ces tristes souvenirs[1]. » Et voici
qui est plus fort encore : « Vous me dites que j’ai été injuste
sur le sujet de votre amitié ; je l’ai encore été bien plus que
vous ne pensez ; je n’ose vous dire jusqu’à quel point a été ma
folie. J’ai cru que vous aviez de l’aversion pour moi, et je
l’ai cru, parce que je me trouvois, pour des gens que je haïssois,
comme il me sembloit que vous étiez pour moi ; et songez que
je croyois cette épouvantable chose au milieu du désir extrême
de découvrir le contraire... Il faut que je vous dise toute ma
foiblesse ; si quelqu’un m’eût tourné un poignard dans le cœur,
il ne m’auroit pas plus mortellement blessée que je ne l’étois de
cette pensée. J’ai des témoins de l’état où elle m’a mise[2]. »
On comprend que madame de Simiane ait fait supprimer de
tels passages, quand elle permit de publier ces lettres de son
aïeule à sa mère. Faisons la part d’une susceptibilité inquiète,
d’une tendresse insatiable et ombrageuse ; croyons que cette
vive imagination était facilement assiégée de dragons, et qu’à
force d’aimer sa fille madame de Sévigné la tourmentait beaucoup trop ; accusons-la bien fort, afin de ne pas trouver madame de Grignan trop ingrate. Après tout cela, si nous mettons
la raison du côté de celle-ci, nous aurons toujours peur de cette
raison froide et sèche, et de ces deux femmes nous aimerons
mieux celle qui avait tort. Madame de Sévigné prenait sur elle-même toute la faute de ces mésintelligences ; mais elle méritait
bien d’être entendue, lorsqu’elle disait : « Si mes délicatesses
ont donné quelquefois du désagrément à mon amitié, je vous
conjure de tout mon cœur, ma fille, de les excuser en faveur
de leur cause[3]. »
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NOTICE BIOGRAPHIQUE