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NOTES D’UNE FRONDEUSE

voués, ce n’est pas l’escorte du prétendant d’hier, c’est le cortège du prétendant de demain !

En attendant, on erre par les rues de ce Bruxelles paisible, où tout semble fait pour la bonne vie riante, patriarcale, entremêlée de repas mirifiques, de digestions heureuses — et où la mort tend ses rets sous les pas des amoureux !

Il y a onze ans, j’ai vu entrer ici en grande pompe, à la lueur des torches, au son des fanfares, toutes bannières des corporations au vent, parmi les clameurs d’allégresse, les vivats d’enthousiasme, un jeune homme très beau, très triste, dont le regard demeurait distrait, dont le front demeurait soucieux. C’était cependant un fiancé qui venait chercher sa fiancée. Et que pâle était son sourire, et que profonde était sa mélancolie ! Il inaugura la série des trépas volontaires et violents, le mystérieux héros de Meyerling !

Aujourd’hui, c’est Boulanger. Et l’on dit qu’il y eut du rouge aussi — sans que sa main en fût tachée — sur l’oreiller où reposa la tête du prince Baudoin. Ah ! jolie ville coquette, fleurie, portez-vous donc malheur aux amants ?

Mais, entre tous, celui-ci émeut. Il ne tua pas, ne fut pas tué ; il suivit sa bien-aimée dans la tombe, comme il l’eût suivie aux confins de l’univers ! Aussi, les couples s’en vont-ils déjà en pèlerinage au cimetière ; achètent-ils dans les rues le petit portrait d’un sou que Lui offre à Elle. Il en ferait autant, il le jure… pour une fois, sais-tu ! Et tous deux, épaule contre épaule, la poitrine gonflée de soupirs, demeurent des demi heures entières rue Montoyer, à regarder la maison dans laquelle on s’aima !