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basses souffertes dans le temps de Molière, ne le seroient
pas maintenant. Le style de Corneille et de Molière seroit
à peine toléré : ils ne mettent pas le mot propre, et leur
phrase, plus indépendante, est beaucoup plus facile à
unir au rythme du vers. Je ne sais trop quelle pièce de
ces deux grands dramatistes on consentiroit à écouter
maintenant, si elle étoit inconnue. L’on seroit choqué
des licences du style avant d’arriver à ces beautés que
nous admirons tellement, que nos yeux se ferment sur le
reste avec plaisir et même avec justice. Racine et Boileau
ont écrit purement mais aujourd’hui la difficulté est
plus grande encore ; il faut que le style soit correct, que
de plus il soit exempt de toute expression hasardée ou
trop rebattue, et cela quand mille écrivains ont fait vingt
mille volumes connus dans cette langue qu’il faut savoir
rajeunir sans innovations [1]. À peine il est permis d’imiter,
et pourtant tout paroît imitation dans celui qui, n’arrivant

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qu’après tant | d’autres, ne peut faire que ce qu’ils
semblent avoir déjà fait.
« Quel est donc cet homme, dit le jeune Anacharsis en
parlant d’Homère, quel est donc cet homme qui donne
des leçons de politique aux législateurs, qui apprend aux
  1. Il est très-difficile d’écrire dans ce siècle. Le temps de la France commence à passer peut-être. La Grèce n’a eu qu’un temps : Rome n’a eu qu’un temps. Quand il existe dans une langue un nombre de bons écrits, tout ce qui se fait ensuite, s’il n’est bizarre, paroît imité. Plusieurs genres s’épuisent facilement. Dans la Tragédie, les grandes passions, les grands caractères ont été peints. Dans la Comédie, c’est pis encore. Le nombre des sujets comiques est très-borné ; de plus le ridicule est affoibli : et, comme [333] on l’a observé, Molière ne feroit main|tenant ni Tartufe, ni les Précieuses, ni les Femmes Savantes. Que peuvent donc faire ceux qui viennent après lui, après Regnard et plusieurs autres ? L’imprimerie ajoute beaucoup parmi nous à cette satiété qui borne partout l’époque littéraire d’un peuple. Non-seulement la plupart des sujets sont devenus indifférens, odieux ou rebattus ; mais ce qui est plus décisif encore, on est généralement rassasié de livres. Sous Louis XIV, il n’y avoit pas un millier de libraires à Paris.