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bandonnant tout à fait les apparences des choses, elle
cherche à tout exprimer sans rien peindre, lorsqu’elle
substitue le vrai rigoureux et mathématique en quelque
sorte, à la magie des couleurs destinées aux organes de
l’homme, lorsqu’en voulant tout symétriser, elle laisse
échapper cette chaîne des idées dont le sentiment rapide
et vaste fait notre génie, lorsqu’enfin ne laissant rien
d’arbitraire et d’indépendant, elle offre un mot particulier
pour chaque propriété d’une même chose, pour chaque

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diffé|rence d’une même affection. C’est isoler toutes les
idées, que de les diviser trop. Ôter à l’ame ce charme des
choses indéfinies, des choses à chercher, à interpréter,
c’est l’énerver, c’est nous réduire à l’esprit seul qui ne
conçoit rien de grand, et qui n’exécute rien d’utile.
Toujours claire, mais diffuse ou pressée sans noblesse,
toujours vraie, mais inanimée, la langue n’est plus qu’un
idiome de vieillards ; elle ne convient plus qu’à un peuple
sans passions et sans écarts, mais disputant, mercantile,
ennuyé, foible en tout, et désabusé des vertus comme des
erreurs. Une langue semblable le vieilliroit s’il n’étoit pas
vieilli avant cette décadence ; elle feroit de la patrie des
Epaminondas et des Aratus la Grèce du Bas-Empire.
Il est donc entre l’insuffisance et l’affoiblissement un
certain degré de force et de justesse réunies, dont la
langue ne sortira pas sans dégénérer : c’est le point de
perfection ; ce n’est pas l’extrême idéal, mais l’extrême
possible pour les langues, ou du moins pour celle-là en
particulier. Alors la langue est faite ; et il faudroit n’y rien
ajouter, à l’exception des mots techniques que les découvertes
nouvelles exigeroient. Mais que l’on ne pense pas
qu’une langue puisse s’arrêter ainsi. Elle est fixée pour
les étrangers qui voudront l’étudier, elle l’est pour la postérité,
mais non pour le pays qui la parle. Comme les