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besoins dédommage de ces effets mystérieux qui animoient
quelques désirs, et l’éloquence de la sagesse remplaceroit
celle des passions, si la langue pouvoit cesser d’être aussi
à l’usage de cette partie du peuple qui n’avance jamais.
Que faut-il entendre par la perfection d’une langue ?
Est-on bien d’accord sur le sens d’une expression qui est
nécessairement arbitraire, et qui, de plus, est répétée par
tant de personnes dont l’opinion à cet égard dépend de
leur opinion générale sur les objets dont la langue doit
rendre les images ?
La langue et l’esprit du peuple qui la parle s’avancent
de concert. L’étendue peut nuire à l’énergie. Une marche
facile dans des voies trop battues manque de chaleur ; des
intentions trop multipliées affoiblissent le trait principal ;
les mouvemens de l’habitude font oublier les efforts du
génie ; ou si l’on n’a plus de difficultés à vaincre, on
devient bisarre pour paroître capable d’en surmonter et
de former une trace nouvelle.
La langue faite est simple ou sublime. Mais, dans la
décadence, au lieu de prendre les êtres pour modèles, elle
imitera ces ébauches, ces premières copies dont elle ne
fera que parodier le génie. C’est ainsi que dans nos jardins

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modernes, | les contours travaillés, et les petites eaux, et
les montagnes faites à la brouette, ne sont jamais que la
charge et non l’imitation des belles formes, des vastes
sinuosités, de ce grand trait qui étonne dans les sites
sauvages.
Si la perfection d’une langue consistoit uniquement
dans l’étendue des moyens, dans l’abondance, l’exactitude,
la variété, la propriété des mots ; la langue s’enrichiroit
tant que l’ordre subsisteroit, tant que le peuple conserveroit
son existence politique et surtout ses habitudes civiles,
sa prépondérance parmi les nations. Si la perfection