Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 2.djvu/127

Cette page n’a pas encore été corrigée

[261]

désastreuses ; et dans ces alternatives où nous placent
les sinistres combinaisons des combats, c’est quelquefois
l’humanité même qui sacrifie vingt mille hommes afin
d’en protéger des millions.
Il y a sur la terre un mal qui est plus grand que la
guerre, puisqu’il rend nécessaires et la guerre et les
mauvaises lois : c’est la multitude démesurée des
hommes.
Les moralistes prétendent que les calamités humaines
sont un fruit de la perversité des mœurs et de l’oubli que
les siècles de décadence ont fait de la justice et de la simplicité.

[262]

Mais pourquoi un siècle | différeroit-il d’un autre
siècle ? Pourquoi les hommes se corromproient-ils ? C’est
leurs institutions en tout genre qui, dans tous les temps,
les font ce qu’ils sont. Les hommes naissent comme ils
naissoient ; les uns impétueux et difficiles à réprimer, les
autres amis de l’ordre et dociles à tout frein légitime et
honnête ; les uns passionnés et propres à la vie indépendante,
les autres, en plus grand nombre, réfléchis, ou
susceptibles des habitudes vertueuses, et bons dans les
formes sociales. L’espèce ne se déprave point : nous ne
sommes pas plus atroces ou plus vils qu’on ne l’étoit il y
a trente siècles. La vie de l’homme n’est pas plus courte, |

[263]

ses sens ne sont pas plus foibles, son ame n’est pas plus


    probable, plus longue que celle de Benarés, de Memphis, de Babylone.
    Les progrès de la navigation ont contribué à civiliser rapidement le
    globe. Quelques hommes échapperont dans les déserts ; mais les grandes
    capitales régneront sur le monde. Celles qui auront la puissance, la conserveront
    car il n’y aura ni moyens pour les irruptions, ni motifs pour
    les révolutions. Ce qu’on appeloit la balance de l’Europe étoit une plaisanterie
    ingénieuse : on l’a soutenue adroitement, mais aucun art ne
    pourroit la renouveler. Une grande crise a décidé de grands changemens ;
    mais dès long-temps ces changemens étoient annoncés. C’est l’industrie
    qui règne sur le monde. L’industrie prépare à la raison mais la raison,
    que ponrra-t-elle ?