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fondre ce qu’on désireroit avec ce qui est possible. Chacun
s’il étoit prince, feroit la guerre. Il la feroit à regret,
car ce n’est que pour établir qu’on peut légitimement
renverser. Mais enfin il la feroit, parce qu’il faut bien la
faire quand les autres la font. Il la feroit encore, parce
que tant qu’il y a des guerres, c’est le seul moyen sûr
à-la-fois et rapide. Tant que la guerre dure, elle absorbe
tout ; on ne peut entreprendre ou consolider aucune
chose. Il faut donc la faire avec force, pour la terminer
promptement [1]. Les guerres les plus vives sont les moins
  1. L’invention de la poudre a beaucoup contribué an changement
    qui s’est fait dans les habitudes humaines8. Depuis l’invention de la
    poudre, l’objet de la guerre est d’abattre sans détruire, et de vaincre
    sans carnage. On cherche à faire le moins de mal possible pour arriver
    au but, qni néanmoins est toujours de faire à l’ennemi le plus de mal
    possible, et qui doit être de lui faire un mal décisif. Quand on
    commençoit à faire usage de la poudre, plusieurs croyoient sans doute que
    l’espèce humaine alloit être balayée de dessus le globe : mais les guerres
    ne sont pas plus sanglantes qu’autrefois ; il paroît même que c’est le
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    contraire. Il est vrai que tout concourt à les rendre moins désas|treuses ;
    mais la poudre y a beaucoup de part. La force ou l’adresse du corps
    n’ayant plus les mêmes avantages, on peut se battre avec honneur sans
    en venir à la mêlée. Au lieu de se battre à outrance, on se bat savamment.
    La colère, la vengeance, l’acharnement sont plus rares et moins
    durables : l’habitude de la guerre excite moins de brutalité. Ces coups
    portés de loin dans la fumée, semblent venir du hasard : les soldats qui
    étoient animés et étourdis par les cris des barbares, le sont davantage
    encore par l’odeur de la poudre et par la puissante voix du canon. On
    croit que c’est la fatalité qui choisit ses victimes : les vengeances n’ont
    plus d’objet direct ; les haines de la guerre ont diminué : les passions
    prennent une sorte d’habitude pacifique de s’en remettre de tout au
    sort.
    En politique les conséquences de ces changemens ont été fort
    grandes ; mais la plus importante de toutes, est celle qui arrache pour
    jamais aux barbares la domination sur la terre. Les barbares renversoient
    les empires : mais où trouver des hordes puissantes pour renverser
    trois empires qui s’élêveroient maintenant. Désormais la valeur
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    réfléchie aura l’avantage sur le courage d’instinct. La | force guerrière
    a passé des bras dans la tête. C’est en grande partie la science qui gagne
    les batailles : une campagne est une opération de mathématique. Les
    Scythes ne verront plus le Tibre ; et le Gange va leur être inaccessible.
    Les grandes invasions deviennent impraticables ; et déjà la destruction
    n’est plus d’usage. Paris, Londres, Naples, Philadelphie, ont une durée