Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 2.djvu/125

Cette page n’a pas encore été corrigée
impossibles des mœurs exactes, et des institutions
heureuses.
Il semble que l’espèce humaine fatiguée de misères et
plus fatiguée de regrets, se soit livrée au dépit contre sa

[259]

destinée. Parce qu’elle s’est sentie en proie | à la ruine,
elle s’est acharnée sur la mort ; et son orgueil détourné
de ses voies s’attache à braver ce qu’il n’a pu surmonter.
En tout cela propose-t-on quelque chose dont l’ordre
établi en aucun siècle puisse être troublé, dont le Prince
puisse être mécontent ? Nullement. L’écrivain a-t-il trois
cent mille hommes ? a-t-il dit : Faites-moi faire ce que
je veux, je vous ferai faire ce que vous aimez. Il n’en
sait pas tant. Son art se borne à discerner ce qu’il faudroit,
et non ce qu’il faut. Sa vue courte, mais scrupuleuse,
ne le mène pas à dire : Que cela soit ainsi ! mais :
Cela seroit bon [1]
Pour moi je ne pense pas que le plus spécieux des |

[260]

systèmes, ou que l’amour des choses les plus belles
doive fermer les yeux à l’évidence, et porter à con-
  1. Parce que tous les fabricans de papier écrit ont parlé de politique,
    on blâme maintenant tons les écrivains qui en ont parle dans le dernier
    siècle. C’est un autre extrême aussi vicieux. (Les erreurs ne nous sont
    que trop naturelles à tous ; mais on est toujours choqué de celles dont
    l’intention paroît très-difficile à interpréter favorablement.) Si l’on
    n’eût jamais fait que des livres d’agrément, où en seroit l’espèce
    humaine ? Quelle plus grande absurdité que de vouloir que les
    hommes ne se soucient en rien des plus grands intérêts des hommes
    en société ! Cependant il pourroit être funeste que les particuliers se
    missent à juger, à blâmer l’administration : l’autorité en seroit ébranlée ;
    et sans autorité il ne peut y avoir d’ordre ; sans ordre il n’y a point
    de société. Il est d’ailleurs de la nature d’un livre où des objets sérieux
    sont traités, qu’il s’adresse avec impartialité aux différens peuples et
    aux différens âges. La prudence et l’utilité peuvent donc se concilier
    facilement. Sous tout gou|vernement réglé, c’est le domaine de l’avenir [260]
    qui appartient aux publicistes ; et en général ces sortes d’écrits sont
    moins destinés à faire qu’à préparer. Ce qui est établi devient étranger
    aux suppositions. Sans faire de portraits, un artiste pourrait dessiner de
    belles têtes.