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que nous trouvons si grandes dans notre routine, que
sont-elles si on les oppose à tout ce qui est ? Et la vie,
n’est-ce pas tout ce qui est ? c’est tout ce qui nous est confié,
comme c’est tout ce qui nous est accordé ; c’est l’univers
mis en relation avec nous. Quel usage aurons nous
fait de ces moyens si grands, et qui nous seront ôtés à
jamais ? Comment l’homme peut-il perdre une heure ?
Quelle effrayante distraction 1 Et cependant dans quelles
voies l’homme peut-il employer ses heures ? Que
d’incertitudes, et quel terrible fardeau pour des forces toujours
chancelantes ! La brute est heureuse ! ce qu’elle doit faire,
elle le fait. Mais l’homme ne sait ni ce qu’il doit, ni ce
qu’il peut. C’est maintenant que sa vie lui est vraiment
inconnue. Il a étudié l’ordre [1] ; l’ordre est devenu son
besoin, et ce besoin fait son supplice. La notion de l’ordre
est ce fruit de la science dont parlent les Orientaux.
Dans l’ignorance l’homme obéissoit à une force ordonnée [2] ;

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mais il a voulu interpréter cette impulsion ; il a
voulu se faire agent ; il s’est fait cause avec orgueil, cause
  1. Le sentiment de l’ordre est un résultat nécessaire de la perception de rapports étendus. Ce seul sentiment pourroit être une base suffisante pour de bonnes lois. Mais le premier objet des institutions réelles, ce seroit d’imposer des limites à l’étendue de ces rapports et à l’inquiétude qui en résulte.
  2. [241]
    Cependant l’homme a dit : Cet ordre ne me suffit point | ; je
    commencerai une industrie qui ne sera qu’à moi, j’inventerai des désirs, il
    y aura une morale particulière à l’homme, et je me ferai une science
    nouvelle du bien et du mal. Mais aussitôt il s’est trouvé loin de la paix,
    chargé de besoins, errant dans la plaine aride, où sa vie abrégée par
    l’inquiétude, n’est plus connue que par les traces pressées d’un labeur
    opiniâtre, par les rides austères de ce front pour lequel il n’est point de vertus
    faciles, et par le rire insensé de ces lèvres où la candeur du repos et
    la simplicité de la joie ne paroîtront plus. De ligno autem scientiæ boni et
    mali ne comedas ; (dixit Deus) in quocumque enim die comederis ex eo, morte
    morieris… Et aperti sunt oculi amborum… Adæ dixit (Deus)…
    maledicta terra in opere tuo : in laboribus comedes… doce revertaris
    Qui dans nos siècles modernes, a fait attention à ces derniers mots de
    la sagesse des anciens jours ?