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volontés comme notre pensée ; il en est que l’on ne
sauroit entendre sans une émotion profonde ; d’autres, plus
étonnans, semblent affoiblir les objets et nous les rendre
indifférens. Les uns ridiculisent les choses qui nous
passionnoient, arrêtent nos vices, ou détériorent nos mœurs ;

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les autres élèvent nos con|ceptions, développent
l’ensemble des rapports jusqu’alors méconnus, embrasent
notre imagination, et quelquefois déterminent notre vie.
Le langage des hommes simples est tout image et
sentiment, le nôtre plus savant devient froid et muet. Le

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style figuré, dont l’imagination orientale abuse peut-être,
est plus naturel à l’homme qu’une langue métaphysique.
Ces termes abstraits, cette subtilité européenne, produisent
une sorte de sécheresse et d’indifférence, dont nos mœurs
se ressentent beaucoup. On ne la doit pas au climat seul,

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car on trouve entre les chants des Calédoniens et ceux
des derniers poëtes de Rome, à peu près la différence
que l’on imagine entre la musique grossière et puissante des
Musée, des Therpandre, des Orphée, et les compositions
savantes de nos modernes.

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Ainsi je ne laisserai point à mon île les noms qu’elle
porte. L’un exprime une chose trop générique, et l’autre
n’exprime rien ; mais je l’appellerai d’un nom qui désigne
le genre de bonheur qu’on y doit goûter et le caractère
de ses futurs habitans différant par tant de choses du

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commun des hommes. Je croirai avoir beaucoup fait si

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ce mot seul peut peindre | nos institutions, et si, en la
nommant, nous sentons quels nous y devons être.
Je conserverai dans ma langue le sens des noms
tudesques donnés aux monts du Grinderwald et de l’Hasli,

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que l’on apperçoit des rives de Bienne. Je dirai, le Pic
de terreur, l’Inaccessible, le Sommet des tempêtes [S 1], afin
  1. Schreck-horn, Jungfrau-horn, Wetter-horn.