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tie plus ou moins limitée de la nation, elle y est la nation
toute entière. Pourroit-on comparer le peuple de nos

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capitales dans sa vie affligée de privations, de craintes, de
jalousies, d’avilissement et de plaisirs incomplets, ou

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grossiers, aux montagnards nomades ; à la paix, | à la
quiétude, à la joie franche, à la frugale abondance des
véritables pasteurs, quelque loin de la perfection sociale

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que les retiennent et la superstition et plusieurs autres
causes humaines.
Notre imagination fatiguée des vices et des misères qui
composent l’histoire lamentable ou rebutante de tous les
peuples policés, aime trop à se reposer sur les mœurs

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primitives des peuples nomades pour que ce sentiment,
étranger à nos habitudes, ne soit pas dans la nature. Ceux
de nous dont le goût plus altéré par les préjugés, méprise
ces nations simples, et laissant les effets sublimes pour les
formes riantes, méconnoît la majesté des monts, mais sait

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du moins se jouer avec la fleur des prairies ; ceux-là, dis-
je, ne sont-ils pas émus d’attendrissement et de regrets
aux peintures consolantes de nos pastorales ? Leurs
préventions en font des chimères impossibles ; mais leur
cœur aime ces prétendues chimères, et ils voudroient

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être pasteurs si, disent-ils, il en pouvoit exister.
Hommage que la force du vrai arrache à leur erreur même, et
qu’il n’obtiendroit pas sans elle, tant leurs autres préjugés
ont d’empire car s’il existoit près d’eux un peuple

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d’Arcadie, ils rougiroient d’aimer | ses mœurs et d’envier

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son sort. Mais ici l’illusion est dans l’expérience, et la
réalité dans les écarts de l’imagination [S 1]. Ces mœurs ne
  1. L’on pense bien qu’il ne s’agit ici ni des bergers de Fontenelle,
    ni même du Daphnis de Gessner ; mais les pastorales de
    nos poètes plaisent beaucoup, parce qu’elles sont une imitation
    libre et fleurie d’une vérité non moins heureuse.