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sirs [S 1] etoient vus dans l’avenir comme ils sont sentis dans
le présent, ils seroient aussitôt dédaignés ; mille heureux
qui n’auront trouvé dans leur bonheur même, que dégoût

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et satiété, et qui, bien avant le terme de leur triste
carrière, détrompés d’espoir, auront vu sécher le desir dans
leur cœur flétri, et n’auront continué non d’aimer, mais
de vouloir les plaisirs, que parce qu’il faut bien enfin que
le tems soit occupé par quelque chose, et qu’ils

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trouvoient dans leurs jouissances désormais vaines pour eux,
cet avantage du moins qu’elles en imposoient à l’envie,
et les faisoient croire heureux d’un bonheur qui n’étoit
plus en eux.
Si l’on ne se laisse point prévenir par les premiers

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dehors, l’on convient assez généralement que ces hommes

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que les plaisirs envi|ronnent, ne sont pas au fond plus
heureux que le manœuvre qui les envie et le paysan qu’ils
dédaignent. Que sert-il donc que tant d’hommes soient
sacrifiés à ces plaisirs imaginaires ? Les maux du plus

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grand nombre augmentent dans une progression terrible ;
et la classe favorisée, loin d’en être plus heureuse, a perdu
jusqu’à la faculté du bonheur. Comment justifier un ordre
de choses qui ne sert à nul et nuit à presque tous ? Si
parmi nous le meilleur sort, à tout prendre, est pour les

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moins malheureux d’entre les hommes du peuple, il est
prouvé que nous n’avons travaillé que pour nos misères ;
car apparemment l’on ne me contestera pas que cette
classe, qui dans nos villes devroit plutôt plaindre qu’envier
les autres, ne soit plus heureuse encore chez les

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peuples simples, au moins par cela qu’elle n’y connoît
point l’envie et tous les maux d’opinion ; et qu’elle n’y
soit bien plus nombreuse, puisqu’au lieu d’y être une par-
  1. Il ne s’agit ici que de ceux que la nature ne donne pas seule
    à l’homme social.