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n’eût jamais fait ce que fit un desir rapide, involontaire,

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et qui n’eut pas le tems de se connoître lui-même. Ainsi
les passions donnent seules à l’homme une véritable
activité ; celle de la raison est plutôt une force
d’inertie.
Il est des moralistes qui éteignent toute l’activité des

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penchans naturels, tout le feu des desirs, et veulent ensuite
des vertus qui demandent une volonté forte. Ils prétendent
allier deux choses absolument inalliables, l’enthousiasme
à la froide réflexion, le zèle à l’indifférence personnelle.
De nouvelles passions viennent se substituer d’elles-mêmes

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à celles qu’ils ont proscrites ; ou plutôt ce sont les mêmes qui,
sous d’autres dehors, sont vénérées des aveugles qui les
méprisoient, et de profanes, sont devenues saintes. Pour
asseoir la morale on veut éloigner toutes les passions
dont l’indépendance pourroit en effet la renverser ; mais

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sans les passions il n’est plus de morale ; et ce danger
n’étant que dans l’opposition de la nature humaine avec
le système social, et ne provenant que de nos écarts, il
peut être détruit par la main qui le produisit. Si l’homme
a pu altérer sa nature, sans doute il la peut régénérer.

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On a comparé très-justement la vie morale à la course
d’un vaisseau, les vents aux passions, le gouvernail à la
raison, et les dispositions des voiles aux diverses situations
intérieures que l’on modifie soi-même. Toutes les
passions sont bonnes entre les mains du sage ; le pilote le

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plus habile est celui qui fait route le plus près du vent.
Un calme absolu est le plus redoutable fléau et dans les
cœurs et sur les ondes. Souvent on surmonte l’orage,
mais dans l’apathie on périt inévitablement. On fait effort
contre les vagues furieuses ; on se livre au désespoir sur

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la mer immobile.
Sans doute cet état de langueur et de dégoût est la plus