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cette existence nouvelle est essentiellement différente,
comment le mode de l’une décide-t-il le mode de l’autre ?

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et si elle est la même… le philosophe aussi ressuscite-t
il des cadavres ? Chaque pas creuse un abîme dès que l’on
veut faire de l’inconnu la raison du connu, et que l’on
explique le présent que l’on pourroit entendre par
l’inaccessible que l’on prétend deviner.

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S’il y a deux substances contraires dans la nature, et
que je sois formé de ces deux substances, pourquoi donc
mon esprit ne sent-il pas les autres esprits, comme mon

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corps sent les autres corps ? Cette certitude m’importoit |
davantage que la première ; pourquoi la nature ne me l’a-t-

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elle pas donné à un degré supérieur ? pourquoi du moins ne
me l’a-t-elle pas donné au même degré ? Mon intelligence ne
pouvoit-elle se connoître comme mon corps se sent, et
communiquer avec les autres intelligences par une sorte
de tact certain comme celui des êtres corporels ? Ma vie

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actuelle, ma durée matérielle n’est point équivoque, pourquoi
celle de mon ame est-elle douteuse ? Si je ne puis
éprouver distinctement ce qui n’est point encore, du moins
ne pourrois-je connoître ce qui est déjà pour les autres
hommes ? et puisque mes sens me prouvent la vie mortelle

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des hommes qui m’entourent, pourquoi mon intelligence
n’apperçoit-elle pas de même la vie immortelle
de ceux qui viennent d’y entrer par leur mort visible ? Je
marchois avec mon ami, la mort le frappe, il tombe ; son
corps ne suit plus les mouvemens du mien, mais pourquoi

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sa pensée me quitte-t-elle aussi ? Si l’on me répond que
les esprits ne peuvent communiquer que par l’entremise
des corps, on me fournit une autre objection non moins
forte ; car, dans l’union des deux substances, il n’est pas
vraisemblable que l’une soit nécessaire à l’autre pour agir,

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sans que respectivement celle-ci le | soit à la première ;