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Que l’on ne dise pas que le commerce rapproche les

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peuples, car il isole les citoyens, et la désunion dans la
cité est plus funeste encore que la désunion entre les
peuples. Que l’on ne dise point qu’il civilise les nations
barbares car, lorque je l’interdis aux peuples simples, je
ne nie pas que quelques hordes féroces ne puissent être

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adoucies par la communication ; et gagner ainsi par le
commerce, jusqu’au point où elles seront dignes de
n’avoir plus qu’à perdre par lui. S’il adoucit les mœurs,
il les corrompt ; s’il rend les hommes plus lians, il les
rend moins sociables s’il empêche quelquefois le brigandage

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ouvert, il lui substitue toujours les tromperies

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cachées ; s’il fait | respecter les propriétés, il établit
l’esprit de propriété ; s’il fait des honnêtes gens, il fait des
égoïstes. Il polit les hommes, mais il les affoiblit et les
altère ; il adoucit les vices des ames fortes, il émousse

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leur rudesse sauvage, mais en éteignant toute leur énergie,
mais en énervant toutes leurs facultés ; il fait les
hommes plus petits, les fait-il meilleurs ?
Un mot encore. Chez les peuples pasteurs de l’antique
tradition, les troupeaux paissant librement dans les

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pâturages heureux, n’étoient rappelés que par le son des
instrumens qu’ils aimoient. Souvent la dent sauvage de l’ours
ou du lion dévoroit une victime, ou l’homme plus insensé
sacrifioit une hécatombe. Dans notre froid Occident sont-
ils plus heureux, protégés, mais déchirés constamment

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par la dent mercenaire des chiens que commandent de
misérables pâtres ? et si nous n’avons plus de sacrifices,
n’avons-nous donc pas des boucheries ?