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dégoût ou du moins l’indifférence de la vie, ordinaire et
irrémédiable fléau des jouissances usurpées.
Les plaisirs simples peuvent seuls rester semblables,

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parce qu’ils n’ont pas besoin d’illusion ; ils raniment la
vieillesse comme ils ont inspiré l’enfance. On naît avec
eux, on vit par eux, on leur sourit encore à l’instant
funèbre. Ils durent toujours parce qu’en effet ils n’ont
jamais passé : étrangers à l’avenir, indifférens à ce qui ne

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sera peut-être pas comme | à ce qui n’est plus, ils
s’alimentent du présent ; et le présent les ramène toujours,
tandis que ces jouissances indirectes et composées, enfans
de l’imagination, finissent avec son délire, et corrompent
en détrompant. Les biens exclusifs rendent l’homme dur,

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envieux, égoïste ; l’agitation et la crainte naissent de leur
incertitude. L’on est malheureux par le néant qu’ils cachent
et par les vices qu’ils donnent.
Peuples qui voulez un moment jouer un rôle imposant
sur la terre, cherchez la guerre, les sciences et le

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luxe [S 1]. Peuples qui voulez long-tems la félicité et l’abondance
universelle, vivez paisibles, simples et bons, sans
sciences comme sans erreurs, jouissans mais sans faste,
indépendans mais sans opprimer, heureux de vos avantages
et non de la ruine universelle.


[JM 1]

  1. J’oubliois de dire que quand le luxe nourrit un peuple, c’est
    aux dépends de plusieurs autres ; comme s’il fait jouir un homme,
    c’est par les efforts et les privations de beaucoup d’hommes.
  1. C, XIXe Rêv., p. 123 = l. 374-387. – 374. Les besoins et les plaisirs –
    374-5 semblables ; ils raniment – 378-87. Ils suffisent toujours parce qu’ils n’ont jamais changé ; mais les jouissances indirectes finissent avec les écarts de l’imagination, et corrompent en détrompant. L’on est agité dans cette incertitude : on est malheureux par le vide des biens qu’elle promet, et par la fécondité des vices qu’elle donne. Les plaisirs que l’imagination se propose sont exclusifs, et dès-lors ils rendent l’homme dur, égoïste, ou envieux.