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siècles avant que son changement commence tu seras
insensible et éteint. Cent générations auront passé de même,
foibles, trompées, et accusant amèrement l’injustice de
leurs destinées, comme s’il étoit une justice de la nature.

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Ne sois pas avide d’une extension refusée à ta foiblesse
éphémère ; mais aussi gardes-toi de comprimer ton être :
nourris en toi ces vastes conceptions pour les opposer au
prestige des puérilités sociales. Laisse au vulgaire asservi
ces besoins d’opinion, ces soins passionnés, ces grandeurs

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d’un jour, cette futilité laborieuse qui dévore toute entière
son ame étroite, et dissipe ses jours inutiles. Compte les
heureux d’entre eux et prends en pitié leurs fastueuses
vanités. Si tu as le bonheur de sortir de la sphère ridicule
qu’ils ont ordonnée, crois avoir une seconde fois

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acquis l’existence. Vis pour vivre, quitte la foiblesse des
prudens et la modération de la foule ; que t’importe le
blâme des insensés et le rire ironique des guides qu’ils
vénèrent ? de leur risible étonnement dédaigne la calomnie,

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et place-toi si loin de leur | opinion que tu ne puisses

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les entendre. Ils ont voulu modeler tous les hommes sur
leurs formes étroites ; ils ont appelé romanesque tout ce
qui n’étoit pas selon leurs habitudes ; ils ont appelé gigantesque
tout ce qui n’étoit pas petit comme eux mais dis-
leur, il est un autre ordre de choses que celui que vous avez

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fait ; il est une autre prudence, une autre sagesse, une
autre grandeur, que la grandeur, la prudence ou la sagesse


    compté les heureux d’entre nous ? avez-vous mesuré la félicité sociale ? Des droits primitifs ! Comme s’il étoit une justice de la nature ! Des droits convenus ! les hommes ne sont convenus que d’une chose, qui est que tous en imposeroient à tous, et se tromperoient eux-mêmes : ils ont laissé les passions particulières dans la morale publique ; au lieu de réunir les hommes, ils n’ont fait que les joindre, et au lieu de former des cités, ils n’ont fait qu’amasser des peuples. *Des droits raisonnés, une