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dans la profondeur des ombrages, elle y dessine des asiles
de paix et d’obscurité, que protègent les cimes des hêtres
et des pins balancés sur le front des collines. Les bois
plus ou moins avancés, descendent par intervalles jusques

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dans la prairie qu’une eau bien tranquille et bien pure
traverse en s’égarant dans sa solitude ; même on les voit
çà et là, oubliant leur silencieuse vétusté, descendre
jusqu’au ruisseau pour redire, dans leurs troncs caverneux,
le murmure de son eau plaintive. Dès qu’un souffle insensible

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traverse le vallon, le peuplier s’agite et frémit sur sa
tige élancée ; le Narcisse et le Lyseron inclinent leur tête,
se croyant frappés de tout l’effort des autans, et l’on voit
frissonner cette onde qui n’a pas connu de plus grands
orages.

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Un jour je m’y étois arrêté long-tems, je remarquai
que nul homme n’y venoit oublier, une heure du moins,
les sollicitudes de la vie ; quelquefois on voyoit passer, à
la hâte, des femmes chargées de bois mort, dont la misère
avoit séché le cœur, ou des chasseurs, insensibles aux

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beautés solitaires, qui cherchoient avidement les traces
des daims et des faons, car ils se plaisoient à les détruire.

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Pour moi je n’y | cherchois que des violettes mais
m’approchant d’un vieux hêtre, au pied duquel je croyois en
trouver, je vis écrit sur son écorce : Quand le cœur

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s’ouvre aux passions, il s’ouvre à l’ennui de la vie [S 1].
Toutes les fois que ce mot profond revient à ma
mémoire, un mouvement irrésistible d’admiration et de
douleur fait frémir tout mon être au sentiment des
misères humaines. Nous ne jouissons plus que dans les

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courts momens d’illusion et d’oubli ; tant notre raison
savante a réglé nos sensations et réformé dans nous la
nature. Dès que cette triste inscription m’eut ramené à
  1. Émile, liv. V