temps. Si je doutais que Sénèque le Philosophe fût le même que Sénèque le Tragique, mon doute cesserait en comparant quelques passages de l’un et de l’autre : les ressemblances non-seulement de style et de pensées, mais de sentiments, y sont nombreuses et frappantes ; on les peut toutefois ramener à deux points principaux : descriptions du bonheur de la médiocrité et de l’innocence de la vie champêtre ; tableaux des alarmes que causent les richesses et la grandeur. Il semble assez singulier que cet amour et cette peinture des champs se retrouvent si fréquents dans une tragédie et à une époque où le luxe, un luxe monstrueux, toutes les ivresses de la volupté et ses raffinements saisissaient, emportaient les âmes et troublaient les imaginations. Mais c’est là un retour naturel au contraire : l’esprit, aux époques d’agitations et de périls, aime à se reporter vers des images de paix et de bonheur ; à se distraire des terreurs du réel par les illusions de l’idéal. Eh ! quand ce contraste dut-il plus naturellement se présenter qu’au moment où écrivait Sénèque ? Vit-on jamais, à côté de fortunes plus éclatantes, d’élévations plus subites, plus de chutes et d’abîmes ! Pas plus que les victimes, les bourreaux n’étaient assurés du lendemain ; au moindre signe du maître, les délateurs tombaient sous les accusations mômes qu’ils avaient intentées et roulaient dans le gouffre que la tyrannie laissait toujours ouvert. Aussi partout régnaient la défiance, la peur, le vertige, plus violent dans les plus hautes positions. De là, le besoin des contrastes, cette soif ou plutôt ce regret des plaisirs simples, au milieu des ivresses du
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