devrait, pour être excusable, partir d’un plus noble fond ; quand des pensées d’intérêt s’y mêlent, le cœur y devient étranger. Or, rien ne sied moins à l’honnête homme que de faire de la mort d’un frère l’objet d’un calcul. Si c’est pour lui que je me lamente, je dois admettre, dans l’appréciation de ma conduite, l’un de ces deux points : ou les morts sont privés de tout sentiment, et mon frère, échappé à toutes les disgrâces de la vie, se retrouve aux mêmes lieux où il était avant de naître, libre de tout mal, sans crainte, sans désir, sans souffrance aucune. Quelle est alors ma démence, de nourrir une douleur sans fin pour qui n’en éprouvera jamais ? Ou le trépas nous laisse encore quelque sentiment, et ainsi l’âme de mon frère, renvoyée comme d’une longue prison, jouit enfin d’elle-même, de son indépendance, du spectacle de la nature ; et tandis qu’il regarde d’en haut les choses de la terre, il contemple aussi de plus près les célestes mystères, dont il a si longtemps et si vainement cherché la clef. Pourquoi donc me consumé-je à regretter un frère qui est heureux, ou qui n’est plus rien ? l’envie seule pleurerait son bonheur ; pleurer le néant est folie.
XXVIII. Votre chagrin vient-il de ce que vous vous figurez votre frère dépouillé des brillants avantages qui l’entouraient de tout leur éclat ? Mais songez que s’il a perdu bien des choses, il en est davantage qu’il ne craint plus. Point de ressentiment qui le tourmente, de maladie qui l’abatte, de soupçon qui le harcèle ; l’envie au fiel rongeur, constante ennemie de tout ce qui s’élève, ne s’acharnera plus sur lui ; la crainte ne l’aiguillonnera plus ; la légèreté de la fortune, si prompte à